Chapitre 48 - L'étranger ?

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Installée à mon bureau, je tente de dessiner, mais depuis plusieurs semaines maintenant, c'est un désastre. Chaque croquis, chaque portrait ou paysage n'est qu'une pâle copie de ce que je visualise. Anna insiste pour me voir aussi souvent que possible et me remonte le moral, et je lui en suis reconnaissante.

La pluie pianote contre ma vitre et sa musique résonne à l'intérieur de ma chambre, brisant le silence qui règne étrangement dans la pièce. Perdu dans mes pensées, un choc léger contre la porte me sort de ma rêverie. Helena me rapporte mon linge lavé. Je la remercie et elle repart, un peu triste que je ne lui parle pas davantage. Mais il n'y a rien à dire, je me sens mal et je n'en connais pas l'origine.

J'ouvre le placard et range mon linge lorsque mon regard se pose sur mon carton de déménagement contenant mes dessins réalisés pour l'essentiel à Chicago. Pourtant, un carnet est déposé dessus, à l'abri des regards indiscrets. Je m'abaisse pour le récupérer et le porte jusqu'à mon bureau, sous la lumière de ma lampe. Je l'ouvre et j'y découvre des visages, que je redécouvre chaque fois que j'en détache les yeux. Des cheveux bruns aux yeux bleus profonds, des cheveux blonds aux yeux d'un bleu limpide, avec des queues de poisson. J'en tourne rapidement les pages et je me souviens d'un détail : le dessin qu'Anna m'a dit avoir ajouté et que je ne me souviens pas avoir présenté. Je sors ma pochette de dessous mon bazar et commence à feuilleter pour tomber sur une aquarelle splendide dont je doute même d'en être l'auteure. Une cité sous-marine, d'un bleu luminescent. À cet instant, une douleur me vrille le cerveau et mon verre d'eau posé au bord de mon bureau vibre, à la manière des verres qu'emploient les héros dans Jurassic Park et tombe sur mes croquis. Je panique et alors que j'essaye d'éponger le liquide avec mes manches longues, celui-ci fuit et retourne docilement dans le verre.

Je porte la main à mon cou un point qui s'est échauffé et je sens sous mes doigts un pendentif en forme d'hippocampe.

Depuis quand ai-je ce collier ?

Mon autre main se saisit de mon verre d'eau à nouveau rempli, que je pose par précaution au sol. Qu'est-ce qui s'est passé ? L'eau a obéi. J'hallucine plutôt. Oui c'est plus que probable. Cela fait bien trop longtemps que je suis assise et j'ai besoin d'une pause.

Je me lève pour regarder la pluie déferler dehors. Encore de l'eau, remarqué-je. J'observe la dévalaison des gouttes traçant des sillons sur ma vitre, descendant par des sinuosités qui leur sont propres ou empruntant un chemin tracé par d'autres. Hypnotisée par la pluie, je ne remarque pas tout de suite une silhouette se détachant dans l'obscurité sur le trottoir d'en face.

On dirait que cette personne m'observe.

Soudainement, les gouttes sur ma fenêtre stoppent net leurs chutes et le silence qui s'installe dans ma chambre me paraît sinistre. Je pose la main sur ma fenêtre et je discerne de loin des cheveux blonds et des yeux qui me scrutent, me rappelant difficilement un de mes croquis, la migraine prenant place derrière mes yeux.

L'eau figée une seconde plus tôt forme alors un seul mot, un ordre : « Viens ».

Je fixe ces cinq lettres qui finissent par s'écouler et reprendre leur route. Le regard scrutateur de l'individu en face continue de me fixer. Je le connais, j'en suis certaine. Son visage ne m'est pas étranger, mais il rencontre le néant de ma mémoire. Pourtant, il m'attend.

Je me précipite dans les escaliers, j'ai besoin de savoir, de comprendre. Peut-être est-ce que je perds juste la tête, que j'ai des hallucinations, mais les réponses m'attendent dehors. J'enfile rapidement mes chaussures, mon manteau, crie un « Je vais chez Anna ! » et ouvre la porte pour me jeter sous la pluie battante, courant rejoindre cet individu. Mes pas lui annoncent ma venue et celui-ci me sourit. Le voir me donne une migraine atroce, mais je le connais. Ses cheveux blond plus foncé plaqués sur son front, sa peau légèrement hâlée, et ses yeux bleus limpides et malicieux marqués par la fatigue me transpercent.

— Soren, murmuré-je.

Rapidement je détourne les yeux et la douleur s'apaise, mais un pan de mes souvenirs a refait surface l'espace d'un instant. Une main tendue apparaît dans mon champ visuel, ainsi qu'une question prononcée :

— J'ai besoin de ton aide. Quelqu'un a besoin de toi.

Je sais que c'est important, même si je ne sais pas qui a besoin de moi. Pourtant, j'attrape cette main tendue et il me guide vers ma destination.

Nous arrivons face à la mer, déchaînée par la pluie et le vent. Ses embruns nous enveloppent. D'un pas déterminé, il me traîne vers le ponton. Je m'efforce de ne pas le regarder car à chaque tentative, mon cerveau est à deux doigts de faire sortir mes yeux de leurs orbites. Une part de moi sait que je peux lui faire confiance. Sa voix me parvient à travers le tambourinement de la pluie :

— Est-ce que tu me fais confiance ?

Je hoche la tête et il m'indique l'eau sous nos pieds :

— Il faut plonger.

Tout en secouant la tête je m'entends dire :

— Je ne sais pas...

Je ne termine pas ma phrase. Si je sais nager. J'ai appris tout un été, mais c'est un souvenir douloureux dont je ne me souviens pas. Je réponds finalement « OK » et d'un pas décidé nous franchissons le pas vers le vide et l'eau amortit notre chute. Elle s'agglutine autour de moi mais ne m'empêche pas de respirer. Je suis surprise tout en sachant que ce n'est pas la première fois que je réalise un tel exploit. Pourquoi ? Comment ? Ces questions trouveront leurs réponses plus tard. Je suis la silhouette de cet étranger sous l'eau sans me poser trop de questions.

Nous nageons un moment et je suis essoufflée, les muscles douloureux, lorsqu'il s'arrête finalement devant un boyau sinistre et obscur. Je croise son regard et la brûlure de mon cerveau reprend, alors je détourne la tête, scrutant la pénombre comme si je pouvais discerner une issue.

— Il n'y a que toi qui puisses entrer, me dit-il.

— Pourquoi je rentrerais là-dedans ?

— Parce que quelqu'un de spécial t'attend, répond-il avec un sourire dans la voix.

Je sais qu'il a raison, je me sens comme attirée àl'intérieur. Je m'avance doucement et après avoir inspiré profondément, jepénètre dans l'obscurité.

Entre Terre et Mer (Terminé - premier jet)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant