Les jours s'écoulent doucement comme une rivière en période d'étiage. Chaque jour me semble moins pénible que le précédent. Chaque jour est pourtant rythmé comme le précédent.
Le matin je me lève tôt et pars courir. Cole me retrouve toujours au même endroit, sur la plage. Parfois nous nous installons directement sur le sable, d'autres fois sur l'un des bancs qui ornent la jetée. Nous parlons de tout et de rien. Puis je le laisse retourner au cours de sa journée et je poursuis la mienne. Après une douche libératrice, je rattrape le programme que je n'ai pu terminer cette année, tout en prenant un peu d'avance sur les connaissances que je devrai acquérir l'année prochaine. Je n'arrive pas à m'ouvrir à Helena et Luc mais je pense qu'ils décèlent une progression dans mon attitude. J'en ai la confirmation un soir, lorsque nous dinons tous les trois à table.
— Tu sembles moins fatiguée, m'annonce Helena.
Je lui fais les yeux ronds. Tout d'abord parce que je ne me regarde pas vraiment dans le miroir, mais je me sens plus vive alors j'imagine que cette amélioration transparaît sur mon visage et dans mon attitude. Aussi parce qu'elle annonce cela de but en blanc, sans préambule. Je baisse la tête sur mon assiette lorsque Luc ajoute :
— Tu as meilleure mine en effet.
Je me suis sentie rougir et les larmes me sont montées aux yeux. Ils ont noté un changement à peine notable, remarqué quelque chose de différent. C'est tellement étrange : j'ai l'impression de compter à leurs yeux. Ils ont noté une amélioration parce qu'ils s'intéressent à moi et s'inquiètent pour moi. J'ai murmuré un vague « Merci » chamboulée par leurs remarques.
Et effectivement : je me sens moins fatiguée. J'ai moins cette impression de traîner ma peine comme un boulet à ma cheville, un poids sur mes épaules et dans mon cœur. De ne plus être entourée perpétuellement de ténèbres et d'idées noires, même si celles-ci reviennent parfois susurrées à mes oreilles comme de vieilles amies qui me confieraient leurs secrets. Bien que ma peine soit toujours présente, elle m'oppresse beaucoup moins qu'avant. Toutefois, il a fallu qu'un événement particulier envoie valser toutes ces bonnes paroles en l'air.
*
Je n'ai pas vu Cole aujourd'hui, m'ayant prévenu la veille de son absence. Je m'assois sur le sable et contemple l'océan longtemps, le bruit de ressac emplissant mes oreilles et mon corps. C'est étrange qu'il ne soit pas là. Son absence se fait sentir. J'ai un pincement au cœur et ai pourtant la certitude qu'il n'est pas loin. Jetant des œillades autour de moi, j'ai la confirmation d'être seule.
Je reviens de la jetée plus tard que d'habitude. Je m'efforce de garder un bon rythme de respiration pour ne pas avoir un poing de côté, douleur fatale lorsque l'on pratique la course à pied. Lorsque j'arrive dans la rue menant chez les Clearwater, je remarque une voiture inhabituelle garée devant la maison. Je n'ai jamais vu ce véhicule, qui n'appartient donc pas à quelqu'un du quartier. On a de la visite ?
Je ne suis plus qu'à une dizaine de mètres de la maison lorsque la porte d'entrée s'ouvre sur une personne que je ne connais pas. Une femme d'âge mûr, la peau dorée par le soleil, ses cheveux bruns coupés au carré, habillée d'un tailleur et munie d'un attaché-case. Helena est juste derrière elle. Elle me remarque et énonce :
— Madame Porter, je vous présente Axelle. C'est la jeune fille qui habite chez nous.
Je me fige, la sueur dégouline sur mon visage et un goût âcre envahi ma bouche. Cette femme est là pour que je m'en aille, paniqué-je.
Je pousse le portique et m'approche. La femme me tend la main mais je vois que cela lui coûte : elle n'a clairement pas envie de serrer la mienne alors que je suis toute en sueur. Peut-être est-ce également dû au regard que je lui lance : un croisement entre peur et colère. Je ne lui sers pas sa main tendue, son dégoût me suffit mais je la salue poliment. J'interroge Helena du regard : que se passe-t-il ? Ai-je fait quelque chose de mal ? Y a-t-il une durée de rétractation dans les dossiers d'adoption ? Est-ce qu'ils veulent me mettre dehors en appelant les services sociaux parce que je ne parle pas ? Sauf que cette femme ne semble pas venir pour moi. Ou bien est-ce une des psychologues qu'ils ont voulu que je consulte sur les conseils des assistantes sociales ? Non, ils m'auraient demandé mon avis et évité ce genre de mauvaises surprises.
Je marmonne un « Je vais prendre ma douche », puis me faufile entre Helena et la porte pour monter dans la salle de bain, la peur au ventre.
Une fois habillée de vêtements propres, les cheveux attachés rapidement en chignon sur mon crâne pour éviter qu'ils ne dégoulinent dans mon dos, je descends les escaliers pour rejoindre Helena qui m'attend, clairement oui elle m'attend, dans la cuisine.
— Axelle ? Est-ce que tu peux venir ?
Je m'attends à l'entendre prononcer la fameuse phrase que l'humanité déteste, « Il faut qu'on parle ». Celle qui fait se figer le cœur dans la poitrine, arrêter le temps et a tendance à détruire des cœurs et des univers entiers. Pourtant celle-ci ne vient pas.
Je m'avance et note qu'elle m'a préparé une tasse de chocolat chaud, sur la table de la cuisine, devant la chaise en face de la sienne. Le chocolat chaud, le meilleur remède pour annoncer les mauvaises nouvelles... pensé-je en pinçant les lèvres afin de me retenir de l'énoncer à voix haute. Je me remémore une scène équivalente dans une autre cuisine, avec une autre femme, ma mère cette fois-ci, une tasse fumante sur la table avec le même contenu. Je chasse ce souvenir d'un battement de paupières et m'assois en face d'elle. Je place mes mains autour de la tasse bouillante pour les réchauffer en espérant que cela fera fondre la peur glacée qui s'écoule dans mes veines et m'enserre le cœur. J'essaye de ne pas laisser transparaître ma panique dans ma voix lorsque je demande :
— Qui est cette « Madame Porter » ?
Je vois Helena se tortiller sur sa chaise, mal à l'aise. C'est pourtant elle qui voulait me parler et c'est bien par rapport à cette femme. Elle me répond :
— C'est une femme des services sociaux. Elle venait pour nous proposer de prendre à notre charge un nouvel enfant. Un petit garçon, ajoute-t-elle dans un murmure.
À cette phrase, je me fige, ma respiration reste bloquée dans ma trachée. Elle ne venait pas pour me reprendre et me jeter dans le système. Non. Elle venait donner une chance à une famille qui a des difficultés à avoir un enfant, une opportunité à saisir. Au lieu de me soulager, j'ai la sensation que le sol s'ouvre sous ma chaise et m'entraîne dans le vide. Un petit garçon. Une personne fragile, en devenir. Comme Matthew, pensé-je avec un immense pincement au cœur et une vague de nausée qui me charrie l'estomac.
Je la vois bouger les lèvres, mais aucun son ne parvient à mes oreilles. Je baisse les yeux sur mes mains serrées sur mon mug. Je ne sens plus rien. Ni la chaleur qui devrait me brûler les mains, ni la douleur de serrer mes doigts aussi forts autour de la céramique. J'ai mal au cœur et la tête me tourne.
Puis je sens la main d'Helena sur mon épaule. Je redresse la tête et la distingue à peine à travers le voile de mes larmes qui s'écoulent de mes yeux. Je ne les sens même pas. Je suis bien trop loin de mon propre corps pour cela. Je l'entends clairement me dire :
— Je savais que nous aurions dû t'en parler avant...
Je secoue la tête. Ils n'ont aucun compte à me rendre. Ils m'hébergent sous leur toit, dans leur famille. Ou tout du moins, dans celle qu'ils cherchent à construire. J'ai trop peur que cela recommence. Pas cette fois pitié.
Helena s'agenouille devant moi et reprend :
— Ne t'inquiète pas. Il ne lui arrivera rien. Il n'a pas vocation à remplacer ton petit frère. Mais je suis certaine qu'il se sentirait en sécurité avec une personne plus proche de son âge. Est-ce que tu acceptes qu'ils viennent vivre chez nous ?
Pourquoi elle me demande cela ? Je n'ai pas mon mot à dire. Je ne vais pas les priver de construire quelque chose. Une véritable famille. Même si le faible lien de sang qui nous unit pourrait en constituer une.
Je hoche la tête tout en ravalant difficilement les sanglots qui remontent dans ma gorge. Je me sens dévastée à l'intérieur, et dans le même temps, je ne sens plus rien de ce qui m'entoure.
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Entre Terre et Mer (Terminé - premier jet)
ParanormalCette cover a été réalisée par LillyX572 : merci <3 Cette histoire est une réécriture contemporaine du conte de "La petite sirène". Le prologue reprend un writting prompt que j'ai trouvé et qui m'a inspiré cette nouvelle histoire, mais je l'ai m...