Chapitre 21 - Souvenirs

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Après la mort de maman, j'ai pris en charge l'essentiel des tâches ménagères : ménage, lessive, cuisine et toutes ces choses que l'on n'a pas forcément à faire lorsqu'on est adolescent et que l'on profite de vivre tranquillement chez nos parents comme des rois, et que l'on se permet tout de même de ronchonner. Ce sont des tâches à faire qui nous semblent s'accomplir seules comme par enchantement ou par magie : celle de nos parents.

J'avais laissé tomber le cheer pour pouvoir aller chercher Matthew les soirs en rentrant de l'école. Parfois l'une des mamans le déposait chez nous, mais je préférais aller le chercher moi-même ou bien qu'il m'attende à l'école le temps que j'arrive. Je ne voulais pas qu'il voit notre père dans l'état dans lequel il était. Très mal depuis son décès.

Il n'avait jamais très expansif ou attentionné vis-à-vis de nous, nous ignorant une grande partie du temps sans toutefois nous oublier. Sous les demandes de maman, il passait même nous récupérer à l'école en hiver, lorsque la pénombre lui faisait craindre qu'une voiture nous fauche sur le chemin du retour.

Depuis qu'elle est partie, beaucoup de choses ont changé, et pas vraiment en bien.

Certains jours, il rentrait en titubant à la maison, en passant la porte et chancelant jusqu'à la cuisine ou sur le canapé du salon. Certains jours il s'endormait, le cerveau totalement cuit par l'alcool qui charriait à travers ses veines. Mais d'autres, plus nombreux, il laissait exploser sa colère. Tout d'abord c'était sur les bouteilles qu'il entamait ou terminait. Lorsqu'il finissait par sombrer dans le sommeil, je passais derrière lui pour nettoyer, espérant qu'il se calmerait, qu'il avait besoin d'extérioser tout ça pour pouvoir faire son deuil.

Un jour où Matthew était chez un ami et alors que mon père me semblait dormir profondément dans une position plus qu'inconfortable sur le canapé, je ramassais des énièmes débris de verre éparpillés au sol, lorsque sa voix pâteuse m'est parvenue :

— Christine ?

Je me suis figée et entaillée la main avec l'un des morceaux de verre. Il me prenait pour maman. J'ai entendu ses pas lourds derrière moi, approchant. Je me suis redressée et retournée lentement et j'ai vu son visage se décomposer. Ma ressemblance avec maman avait toujours été forte. Mais voir cette réalité le percuter de plein fouet, son visage passant de l'espoir fou d'avoir été la victime d'un mauvais rêve, d'un cauchemar, à la triste réalité : un fantôme du passé, un rappel constant qu'elle n'est plus là. Ses pupilles se sont dilatées sous l'effet d'une rage que je ne lui avais jamais vu auparavant. Il a levé la main sur moi. Une claque magistrale qui m'a fait perdre mon équilibre. Le mur derrière moi m'a permis de rester debout et pourtant j'aurais préféré passer au travers et m'enfuir. Terrifiée, je n'ai pas bougé d'un iota. La peur me nouait l'estomac, ma joue pulsait sous la marque imprimée de sa main. La colère également m'a effleuré rien qu'un instant, c'est sans doute ce qui l'a poussé à poursuivre. Il a saisit mes cheveux, m'a fait tomber au sol, et roué de coups, sans touché à mon visage. J'ai senti chaque coup qui fleurissait sur ma peau et dans ma chair, chaque poing d'impact devenant plus douloureux suite à l'avalanche de coups qu'il recevait. La douleur irradiait et le bruit des chocs me parvenaient. Je n'avais qu'une envie : que tout s'arrête. Lorsque ce moment est arrivé, je n'ai pas bougé. J'ai entendu la porte de la maison claquée à son départ, faisant trembler les murs de la maison. J'étais finalement seule. Mon corps douloureux, crispé dans une position qui n'aidait pas à faire refluer la douleur, ni les larmes qui dévalaient mes joues et qui secouaient mon corps de sanglots, la respiration sifflante et pénible.

Il a fallu que le téléphone de la maison sonne pour me tirer de ma torpeur. Me traînant jusqu'au téléphone, j'ai décroché et perçu la voix de Matthew, inquiet parce que je n'ai pas répondu sur mon portable qui est resté dans ma chambre. Il me demande si je peux venir le chercher. J'ai pleuré en lui demandant si un des parents de son ami ne pouvait pas le ramener directement, parce que je ne me sentais pas bien.

Chacune de mes respirations étaient difficiles, chaque mouvement de mon corps douloureux envoyant des décharges de protestation à mon cerveau brumeux. J'avais terminé de nettoyer le verre et j'étais partie prendre une douche, tentant de faire passer la douleur avec la chaleur de l'eau. Les bleus avaient commencé à fleurir sur ma peau et j'avais également tout mon bras gauche écorché par les morceaux de verre sur lesquels j'étais tombée et dont je n'en avais pas sentie la morsure. Nettoyant au mieux tout cela, j'ai entendu la sonnette de l'entrée retentir. Enfilant rapidement mes vêtements, un jean et un tee-shirt aux longues manches pour recouvrir les dégâts, je suis allée ouvrir pour découvrir une maman impatiente me ramenant mon petit frère. A ma vue elle m'a demandé si ça allait tellement je devais être pâle. Je lui ai affirmé que tout allait pour le mieux, que j'étais un peu nauséeuse. Et elle est partie. J'aurais pu lui avouer la vérité. Je n'ai pas pu. Je n'avais pas assimilé l'information ni ce qu'il venait de se passer dans mon cerveau, uniquement dans ma chair.

Il avait besoin d'extérioser sa colère pour pouvoir faire son deuil. Il fallait seulement que cela tombe sur moi et non sur Matthew.

J'avais raconté à Matthew que papa était triste et qu'il valait mieux que lorsqu'il rentrait, nous l'évitions.

Les coups n'ont pas cessé de pleuvoir pendant des mois, sans jamais que cela soit visible. Je pensais le mériter pour une raison qui aujourd'hui me semble totalement obscure. J'emmagasinais toute cette douleur et cette peine pour que mon frère ne soit pas touché par la rage des poings de notre père. Matthew savait qu'il se passait quelque chose et venait souvent me voir après l'un de ces « moments ». Il s'allongeait avec moi sur mon lit et pleurait. Je ravalais mes larmes aussi longtemps que je le pouvais pour le calmer.

Mais malgré tout ce que j'avais pu endurer pour protéger mon frère, il avait finalement été emporté par la tempête paternelle.

Entre Terre et Mer (Terminé - premier jet)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant