8 PREMEDITATIONS (SUITE)

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Son casque sous le bras, un pied à terre et l'autre encore sur sa moto. Autour de lui voletaient les pigeons blancs, comme s'ils étaient aussi captivés par ce chevalier sur son destrier. En arrière-plan, le canal d'eau jonché de feuilles automnales semblait en harmonie avec le ciel violet parsemé de nuages blancs. 

Et au milieu de ce déchainement de beauté, au centre de ce tableau pittoresque, se trouvait Ramis. Kalen sentit sa respiration s'arrêter. Même dans un jean basique et un blouson de cuir simplet, il demeurait remarquable. Même lorsqu'il passait la main dans ses cheveux, un geste aussi spontané qu'anodin, il demeurait diablement remarquable.

— Bonjour, Kalen, dit-il en garant sa moto le long du mur lambrissé rose pâle.

— Chef ! s'écria le commis de cuisine en se levant d'un bond. Comment...comment savez-vous où j'habite ?

— Je me suis renseigné...par un heureux coup de chance, la détective Nikova a pu m'aider. Enfin, je peux passer plus tard si jamais ma...

— Non ! non, entrez je vous prie. Il ouvrit la porte, et précéda son patron dans la maison.

— Je ne compte pas m'éterniser, l'éclaira Ramis, je tenais juste à me rassurer que vous vous sentiez mieux.

— Vous vous en souciez ? s'extasia Kalen. Puis il sembla prendre conscience de sa bévue et se confondit en excuses. Je me sens beaucoup mieux, merci. Vous désirez quelque chose ? Du thé ? Du café ?

— Ne vous inquiétez pas, sourit Ramis, je n'ai besoin de rien.

— J'étais en train de faire cuire des sacristains au citron pour le petit-déjeuner. J'ai lu dans plusieurs revues que vous faisiez aussi pareil. Pas des sacristains, enfin ! Je veux dire...que vous aimez vous-même cuisiner votre petit-déjeuner. Mais je ne dis pas que vous ne savez pas faire des sacristains, loin de moi cette idée. Vous êtes un Winchester. Vous pouvez tout faire. Et mieux que moi, en plus. Ce serait un scandale de vous proposer de goûter à mes sacristains. D'autant plus qu'ils doivent être complètement ratés. Et pourquoi je...

— Je veux bien goûter à ta recette.

— Oh, merci ! Dieu du ciel, j'ai bien cru que vous alliez me demander de la fermer.

— Ça aussi, ça me tenterait bien, plaisanta le chef en souriant.

Kalen sourit à son tour, et se dépêcha de servir une assiette de sacristains au citron à son chef, avant de prendre place en face de celui-ci. Ramis prit un morceau de pâtisserie qu'il enfourna dans sa bouche, avec un air inquisiteur sur le visage. Sans savoir pourquoi, le commis de cuisine avait retenu sa respiration. 

Au-delà de l'envie d'impressionner son patron, il y avait celle d'impressionner la personne en face de lui, l'homme pour qui il commençait à éprouver des sentiments forts, fort inquiétants. Il sentit des spasmes le traverser de partout. C'était vorace. Cruel même. 

Le soleil filtrant à travers la fenêtre principale éclairait une partie du visage de Ramis. Kalen suivit le mouvement masticateur de sa mâchoire d'acier recouverte d'une fine couche de barbe sombre. Et quand un rebondissement parcourut la pomme d'Adam du chef, il se raidit sur son siège.

— C'est une véritable catastrophe, soupira Ramis, une calamité comme le dirait mon père.

— Pardon, chef ! Je suis si confus, s'excusa Kalen en se grattant le coude, je suis terriblement confus.

— Pour cette recette, je t'aurais déjà conseillé de détremper la pâte. Le plat n'en est que meilleur. Ensuite, la pâte feuilletée n'a pas été suffisamment tourée. Et pour finir, si tu avais marbré les sacristains avant de les napper de crème, tu aurais mille fois plus sublimé la recette. Pour l'instant, c'est...insapide...

— J'en prends note, chef...répliqua Kalen d'un air embarrassé.

— Parle-moi un peu de toi, Kalen. Le concerné leva un regard interloqué vers son patron. Venait-il réellement de le tutoyer et de l'appeler par son prénom ? Es-tu marié ? Des enfants ? Tu vis ici seul ?

— Je vis ici avec ma grande sœur. Aucun enfant, et mon mari est...

— Ton mari. Es-tu donc...

— Oui, je suis gay...et veuf, monsieur.

— Oh, j'en suis navré. Moi aussi, suppléa Ramis, j'ai perdu quelqu'un qui m'était très cher.

— Mais je croyais que votre sœur était en vie.

— Oh ! s'exclama-t-il en clignant plusieurs fois des yeux. Oui, bien sûr...mais je ne parlais pas d'elle. Sinon, je dois filer, dit-il en se levant précipitamment. Je suis content que tu ailles mieux...sincèrement...

Kalen accompagna le chef jusqu'à la porte, surpris du gêne soudain de ce dernier. Mais lorsqu'il revit la Ducati bleue et grise, cela suffit à balayer toutes ses inquiétudes. Cette bécane lui rappelait tellement Mickael. Il aurait adoré conduire ce genre d'engin. Mickael était un grand féru de sensations fortes. Cela lui avait d'ailleurs coûté la vie.

— Tu veux venir faire un tour ? proposa Ramis, en constatant la fascination de Kalen pour la mobylette.

Le brun savait quant à lui qu'il devait refuser, s'éloigner de cet homme au plus vite. C'était trop pour lui. Il n'avait pas besoin d'un autre Mickael. Il n'avait pas besoin d'un autre homme, surtout si ce dernier risquait de mourir comme le précédent. Il ne devait pas. Il ne devait pas céder à ses pulsions. Dit non s'implora-t-il, dit non...

— J'en serais ravi.

D'un air enchanté, Ramis lui tendit le second casque, que le nouvel employé enfila avec beaucoup d'appréhension. Il ferma la porte derrière lui et s'installa derrière son chef. Il déglutit lorsque l'odeur d'huile de santal et de romarin s'insinua dans son cerveau par ses narines.

— Bien accroché, j'espère, avertit Ramis en faisant vrombir le moteur. C'est parti pour un tour.

La moto démarra en soulevant la roue avant. Kalen sentit son cœur monter en apesanteur, alors que la bécane filait à vive allure. Il voulut demander à son patron de ralentir, mais les mots demeurèrent coincés dans sa gorge. Parallèlement, il faisait tout pour éviter le moindre contact entre eux deux, comme si Ramis était une clôture électrique qui le grillerait sur place si jamais il s'en approchait de trop près. 

Mais sans crier gare, le chef appuya à nouveau sur l'accélérateur, juste au moment où ils empruntaient un virage. Kalen s'agrippa d'instinct à sa taille pour ne pas être éjecté. Il ferma les yeux, et ne put voir le sourire satisfait qui s'était dessiné sur les lèvres du chef. Ce dernier accéléra encore. Kalen ne parvenait même plus à discerner les battements de son cœur, qui faisaient écho à ceux de Ramis. 

Le paysage devint rapidement flou, et le commis s'appuya un peu plus contre le dos chaud de son patron, sentant un pic d'adrénaline monter en lui. Ses bras enserrés autour du chauffeur étaient appuyés contre les abdos d'acier de ce dernier. 

Et à travers le frais vent automnal d'Amsterdam, Kalen songea qu'il ne s'était jamais senti aussi bien, aussi en sécurité que blotti contre cet homme exceptionnel du nom de Ramis Winchester. Mais cela éveilla quelque chose en lui. Quelque chose d'encore plus sombre. Il prit conscience, en cet instant-là, qu'il serait amené à faire un choix difficile dans l'avenir. Ramis Winchester ou Matteo Lachenaie...

Car il ne pourrait pas avoir les deux...

LIENS PARTAGÉS (WATTYS2020)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant