3 SELECTION

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Les trois juges goutèrent le contenu de leurs assiettes. Il s'écoula un long moment, pendant lequel ils mâchaient ostensiblement la julienne de viande et de légumes. Kalen avait retenu sa respiration. Il fixait sans ciller, le remuage des lèvres de Ramis. Ce dernier avait les yeux fermés, comme si son esprit avait été téléporté dans un autre monde où personne d'autre n'avait pu le suivre. 

À sa façon de déguster le mets, on savait qu'il étudiait chaque saveur avec minutie. La vapeur diaphane qui s'élevait du panache dans son plat de porcelaine, enveloppait son visage tel un châle de saveurs exotiques et particulières.

— C'est bien ce que je disais, tonna Jéricho Winchester une fois sa première bouchée avalée, ce plat est loin d'être gastronomique. Il trouverait sans doute sa place dans les petites gargotes malfamées.

Kalen sentit une perle froide lui couler au milieu des omoplates. Il résista contre l'envie furieuse de se débarrasser de sa toque blanche, ses cheveux s'étant mis à démanger comme ceux d'un pouilleux. Il serra les poings. Petites gargotes malfamées ?

— Exact, continua le juge à la gauche de Ramis, du lait de chèvre pour la sauce béchamel, c'est osé. Je comprends le besoin d'avoir voulu twister la recette d'origine, mais on est totalement passé à côté. La tomate a un arrière-goût légèrement acide. Vous aurez dû l'émonder. C'est particulièrement dommage d'avoir à ce point bridé votre imagination. Votre moussaka est ratée, c'est une certitude. Et nous sommes tous unanimes là-dessus, n'est-ce pas, chef Ramis ?

Les regards des deux autres juges se tournèrent vers Ramis, qui était demeuré étrangement calme jusque là. C'était lui le patron du Smaken, c'était à lui de trancher. Mais il ne broncha pas. On aurait pu entendre une mouche voler. Son regard n'avait pas quitté le panache de viande et de légumes dans son plat. 

Kalen suivit le mouvement du rebondissement de la pomme d'Adam de Ramis lorsqu'il déglutit. Il nota également de légers tremblements sur les mains du chef, qui essayait malgré tout de demeurer impassible. Ses yeux devinrent vitreux de larmes. Kalen songea qu'il devait s'agir, par un malencontreux coup du sort, d'une simple allergie. Ça ne pouvait être que ça.

— Mais enfin, Ramis...chuchota le chef Jéricho Winchester, ressaisis-toi et dis quelque chose. On n'a pas que ça à faire. Nous savons tous que ce plat est raté.

— Les aubergines étaient bien dégorgées, siffla Ramis en déposant sa fourchette. Kalen faillit s'écrouler de joie, et entendit comme de petits anges chantonner en tournoyant autour de sa tête. J'ai aussi trouvé de l'harmonie entre tous les ingrédients de ce plat. La brunoise était une idée judicieuse pour un gratin. L'originalité de ce plat m'a surprise. C'est l'œuvre d'un chef qui n'a pas peur de prendre de risques.

Il vissa son regard beurre dans la verte laitue de celui de Kalen. Ce dernier sentit comme une pierre s'écraser sur sa vessie, et il faillit se pisser dessus. « Je veux de ce candidat dans mon institution », entendirent-ils prononcer. 

Et la nouvelle eut l'effet d'une bombe. Les deux autres juges fixèrent Ramis Winchester d'un air estomaqué. Qu'arrivait-il au chef ? A quoi jouait-il ? Ce plat était loin de pouvoir un jour appartenir au riche catalogue du Smaken.

— Tu es conscient que c'est le plat qui contient le plus de ratés depuis le début du tournoi ? s'inquiéta Jéricho en fronçant les sourcils. Ce n'est même pas un plat, c'est un mélange bordélique d'ingrédients avariés et sans saveurs.

— Son plat c'est de l'art, riposta Ramis, et l'art n'est pas au goût de tout le monde.

— Tu vas faire perdre de sa notoriété au restaurant. C'est ça que tu veux ? Détruire l'œuvre de ma vie ? Depuis la mort d'Ingrid, tu fais n'importe quoi ! Ramis fixa son père durement.

— Continuez les appréciations sans moi, dit-il en se levant de son siège rouge, j'ai besoin de prendre l'air...

Tout le monde observa le chef disparaitre à travers la porte en bois d'amarante. Kalen n'osa pas broncher. Il avait bien trop peur que sa vessie lâche. Venait-il réellement d'être admis dans le Smaken ? Avait-il donc réussi ? Il n'en revenait pas. C'était incroyable. Trop beau pour être vrai. Les choses se passaient drôlement bien. Si bien qu'il se demanda pourquoi il s'était autant inquiété.

A cette allure, il réussirait à sauver Matteo sans être obligé de le rendre à son oncle biologique. De toute façon, il y comptait bien. Matteo était aussi à lui. Et à ça, personne ne pourrait jamais rien y changer. 

Jamais personne ne retrouverait l'enfant...

***

— Nous sommes à deux petits doigts de retrouver l'enfant.

Tout en parlant, la détective Willow Nikova croqua dans une frite de pomme juteuse. Elle plissa des yeux, se leva de son siège à roulettes, et se rapprocha du tableau blanc recouvert de pages de journaux et de photos. Depuis six mois déjà, elle bossait inlassablement sur la disparition de l'enfant d'Ingrid Winchester. Son instinct lui disait que le gamin n'était pas bien loin. Il ne lui fallait qu'un peu de temps, pour mettre la main sur le kidnappeur tant recherché. 

Elle se retourna vers son interlocuteur, un maigrelet blond avec de grandes lunettes carrées devant ses yeux bleus. Xander Christoffel était l'assistant-stagiaire de Willow. Lui aussi se vouait corps et âme à cette enquête impossible. Son rêve le plus cher était de résoudre l'énigme dans le but de rendre son mentor admiratif de lui, comme il était admiratif d'elle. 

Depuis qu'il la connaissait, Xander avait une admiration excentrique pour Willow Nikova. Il avait ce besoin irrépressible de la rendre fière, de lui montrer sa valeur, de faire ses preuves. Il était prêt à tout pour ça. Il ne savait pas d'où venait cette envie, mais il savait néanmoins qu'il ne pouvait rien faire contre. Elle était comme une mère pour lui, et lui comme un fils pour elle. Le lien entre eux était inexplicable et inextricable.

— Tu sais, Xander, il y a un proverbe russe qui dit que « quand on vit au milieu des roses, on en prend malgré soi le parfum ». Tu as suffisamment travaillé à mes côtés, pour t'être imprégné de mes techniques de déduction. Que peux-tu donc déduire des éléments que nous avons en notre possession ?

— Il est évident pour moi, que l'enfant est encore à Amsterdam, répliqua l'adolescent en ajustant les plis de sa chemise bleue un peu trop grande.

— Mais encore ?

— Mais encore le suspect principal reste et demeure Kalen Lachenaie. Seulement, il se pose plusieurs problèmes avec ce suspect. Il a un alibi solide, et il n'y a eu aucune demande de rançon. Quand nous l'avions interrogé, nous avions conclu qu'il avait un mobile, mais ce n'était pas suffisant pour établir son rôle dans le kidnapping. Et sur la scène, les empreintes digitales relevées ne correspondent pas. Par conséquent, avons-nous le choix que de le blanchir ?

— Tu as du flair, Xander. Normalement, il devrait être blanchi. Sauf que je reste persuadée, je ne sais pour quelle raison, qu'il est notre coupable. Si nous considérons que son mobile est la vengeance ou la jalousie néanmoins, cela voudrait dire que l'enfant n'est plus en vie...aucun témoin oculaire, aucune preuve, aucune arme... ça m'épuise, siffla Willow en tirant sur la baguette qui retenait son chignon. 

Ses cheveux châtains foncés tombèrent en cascades sur ses épaules. Elle croqua dans une autre pomme frite trempée dans du ketchup. "Mon Dieu, s'écria-t-elle, quelle chaleur. C'est insoutenable." Xander hasarda un coup d'œil dehors, et contempla pendant un instant le ciel gris et les nuages qui planaient au-dessus des eaux froides d'Amsterdam.

— Dois-je demander un mandat de perquisition chez le procureur Barthélemy ?

— On a très peu d'éléments pour le convaincre, gémit-elle en froissant l'emballage aluminium de frites vides. Elle le balança dans une poubelle à l'autre coin de la pièce, et le projectile rebondit sur le bord de la corbeille avant de tomber à côté. Willow soupira. 

"Moi, dit-elle, j'aurais proposé qu'on fracasse sa porte d'un coup de pied et qu'on lui braque des dizaines d'armes sur le front. Ma foi, il se serait fait dessus et nous aurait dit où est l'enfant. Mais pas sûre que la sécu paie pour les portes cassées. Vas-y, et essaie de nous décrocher un mandat chez le procureur. Et je te promets que nous en ressortirons avec le gamin entre les bras..."



LIENS PARTAGÉS (WATTYS2020)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant