3 SELECTION (SUITE)

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***

— Je peux savoir ce qui t'a pris, Ramis Winchester ?

— La sélection s'est bien déroulée, et nous avons de nouveaux chefs pour le Smaken. Tu peux te détendre, maintenant.

Le tournoi était terminé, pour le plus grand bonheur de Ramis. Lorsqu'il entra dans sa vaste chambre, il desserra sa cravate rouge incarnat, et la rangea dans son placard en vitre fumée. Bouleversé, il ouvrit sa fenêtre et laissa les frais vents d'altitude s'engouffrer dans sa chambre. Il ferma les yeux pour mieux apprécier le doux zéphyr qui lui caressait le visage et ébouriffait sa chevelure blond cacao. 

Bon sang, il n'aurait jamais cru manger à nouveau un pareil Moussaka. C'était presque irréel, presque fantasmagorique. Un tourbillon violent de souvenirs l'avait assailli, exactement au moment où la bouchée avait traversé ses lèvres. Il sentait encore le nappage épicé dégouliner en lui. La viande frite qui fondait dans sa bouche. L'odeur fraiche des aubergines l'avait imprégné de haut en bas. 

S'il avait admis Kalen dans le Smaken en tant que commis de cuisine, c'était uniquement au nom de ce Moussaka. Il avait tant besoin de cette recette. Elle lui rappelait un passé qu'il avait voulu enterrer, mais qu'il n'était pas plus triste d'avoir déterré...

Jéricho qui l'avait suivi, resta sur le seuil de la porte, la veine sur son cou battant rageusement. Mais Ramis l'ignora.il se débarassa de sa chemise, que le vent tenta d'extirper de sa main. Les voiles blancs transparents étaient malmenés de tous les côtés, tandis que quelques rayons de soleil parvenaient à transpercer l'amas de nuages ténébreux. Ramis commanda du thé au jasmin à travers l'interphone, et s'installa à son bureau en bois d'ébène poli.

— Tu comptes t'asseoir et boire du thé au jasmin avec moi ou rester là, planté à l'entrée de ma chambre ?

Résigné, le vieil homme ferma la porte derrière lui, et se laissa tomber sur le sofa blanc de la pièce, juste près de la fenêtre. Ainsi, il n'était pas mitraillé par les rafales froides. Pendant un instant, son regard s'attarda sur l'immense portrait accroché sur le mur principal, juste à côté du miroir au cadrage doré. 

C'était une photo des jumeaux, Ramis et Ingrid. Ils souriaient de toutes leurs dents, se serrant forts l'un contre l'autre, le genre de câlins auxquels les adultes s'adonnent rarement. C'était bien la preuve qu'ils avaient gardé leurs âmes d'enfants. Un voile de nostalgie passa dans les yeux de Jéricho, alors qu'un sourire triste étirait ses lèvres. 

Ramis suivit le regard de son père, et contempla également la grande image, comme si c'était la première fois qu'il la voyait là. Et pourtant, il passait devant cette photographie chaque jour au réveil, et chaque nuit au coucher.

 Il se leva de son bureau, lorsque l'on frappa à sa porte. Il fit lui-même entrer le service de thé dans la chambre, et remercia la serveuse. Puis il s'approcha de la photo, et effleura le visage figé d'Ingrid, espérant ressentir sa chaleur humaine, au lieu de la froideur de la toile.

— Moi aussi, dit-il, elle me manque horriblement. Et pourtant ça ne fait qu'une demi-année.

— Quand je quitterais ce monde insensé, j'espère que c'est elle qui m'accueillera aux portes du paradis.

— Tu ne vas pas mourir, soupira Ramis, soudain mal à l'aise en s'imaginant seul dans le Smaken.

— Qu'est-ce que tu en sais ? J'ai déjà soixante-seize ans, et une insuffisance coronarienne. J'ai atteint l'âge où on accueille fièrement la mort comme on sourit à un ami de longue date. Et c'est justement pour ça que je ne veux pas te voir faire n'importe quoi avec le Smaken. C'est l'œuvre de toute une vie. C'est l'empilement d'une multitude de sacrifices. Chaque plat que j'ai moi-même servis, chaque brûlure que j'ai endurée. Les étoiles que j'ai gagnées, la notoriété que j'ai acquise... 

"Tu ne peux pas tout gâcher, Ramis...quand nous retrouverons l'enfant que ta sœur portait en son sein, il faudrait que nous lui apprenions les valeurs du Smaken, les valeurs que les Winchester ont toujours prônées. Nous devons lui léguer une entreprise florissante, un héritage de bénédictions..."

— Je sais papa...crois-moi, je sais...

Ramis comprenait tout à fait les inquiétudes de son père à propos du Smaken. Ingrid était morte, et Jéricho n'allait sans doute pas tarder à suivre. Il ne manquerait plus que lui. Si quelque chose lui arrivait, la lignée des Winchester s'éteindrait. Le Smaken disparaitrait à jamais. Tout serait perdu à jamais perdu dans le néant...le travail de toute une vie, perdu dans le néant...et ça, Ramis n'était pas prêt à l'accepter. 

Il fallait à tout prix qu'il retrouve l'héritier des Winchester, celui qui empêcherait le Smaken de disparaitre. Et il était prêt à tout pour ça...car cet enfant représentait bien plus pour lui, que ses kidnappeurs pouvaient se l'imaginer...

— Tu parlais de faire ressusciter ma sœur, c'est ça ? 

LIENS PARTAGÉS (WATTYS2020)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant