21 INCINERATION

104 20 4
                                    


Xander balança un mégot de cigarette dans la corbeille près de lui. C'était le troisième qu'il s'enfilait aujourd'hui. Ou le quatrième, il n'était pas sûr. Il n'était que midi, après tout.

Il n'aurait jamais cru qu'il commencerait à fumer. Ou qu'un jour il se teindrait les cheveux. Mais il n'aurait également jamais cru que Willow décéderait lors de cette enquête. Mort subite, une balle dans le crâne. Voilà ce qu'avait dit le médecin-légiste. 

Xander soupira en jetant des croûtes de pain à des pigeons devant lui. Il était assis sur ce banc public depuis huit heures, laissant le triste zéphyr le bercer et craquer les feuilles mortes des arbres autour de lui. Le soleil brillait haut dans le ciel. Willow aurait trouvé cette journée belle. Pour Xander, rien ne serait plus jamais beau. 

Il ébouriffa ses cheveux noirs en réprimant la vague de détresse qui voulait le noyer. Pas une larme depuis ces deux jours. Il n'avait pas pleuré. Il en était arrivé à un point d'avoir peur de pleurer. D'avoir peur que sa tristesse ne le consume jusqu'à la moelle. Devant lui, se dessinait tel un carré blanc dans l'horizon automnal, l'hôpital où avait été conservé le corps de sa patronne pendant ces deux jours. 

Et au fond du parc, des gens attendaient d'accompagner Willow à sa dernière demeure. Elle-même avait été parée de beaux vêtements et couchée sur un drap de satin avec des roses blanches autour d'elle. Il ne manquait plus que Kotchenko Nikova qui allait arriver d'une minute à l'autre. 

Il avait décidé qu'on incinérerait sa femme et qu'il ramènerait avec lui ses cendres en Russie pour les disperser dans la rivière Oka, près de la ville de Mourom. C'était là que Willow Birkov était née quarante-deux ans plus tôt.

En y songeant, Xander se prit la tête entre les mains et essaya plus fortement de refouler ses larmes. Il ferma les yeux et l'image souriante de sa patronne se dessina dans son esprit. Il pouvait sentir sa présence, comme si elle le regardait. Comme si elle lui disait de ne pas être triste. Comme si elle avait posé sa main sur son épaule pour emporter avec elle sa tristesse dans l'au-delà ; ou du moins ce qu'elle pouvait avec elle emporter. 

Un côté de son cerveau ne voulait pas y croire. Willow ne pouvait pas être morte. C'était une conspiration. Ce corps n'était pas le sien. Ça devait encore être l'un de ses stratagèmes pour l'enquête. Willow était la reine des stratagèmes. C'en était encore un, il en était persuadé.

Il voulait tellement en être persuadé.

« Tu es l'une des personnes les plus brillantes de ce monde. Et je tiens énormément à toi. Pour me faire pardonner, je veux t'inviter prendre un immense hamburger, deux si tu veux ; avec autant de supplément de sauce que tu souhaites. S'il te plait, rappelle-moi au plus vite. J'ai besoin de te parler. Bisou à toi. »

Il voulait cet immense hamburger. C'est tout ce qu'il voulait en cet instant. Il voulait un dernier moment avec elle. C'est tout simplement ce qu'il demandait. Et si un quelconque Dieu existait, alors Willow n'était pas morte.

Il sentit une présence près de lui et leva le regard. Un homme s'était assis à sa droite sur le banc public. Les pigeons s'envolèrent et ne revinrent jamais. Xander dévisagea le nouveau venu. La cinquantaine, de longs cheveux rouges vifs, le teint blême. Il avait des pupilles vert sombre dilatées, et le nez fin. Une barbiche blanche touffue lui couvrait le menton.

— Xander Christoffel ?

— On se connait ?

— Kotchenko Nikova.

Xander détailla un peu plus l'homme. Son corps était entièrement recouvert d'un manteau noir, et seules ses mains blanches dépassaient. Il ne s'imaginait pas le mari de sa patronne ainsi. Il se remémora toutes ces fois où Willow parlait de lui ou avec lui. Était-ce donc lui Kotchenko Nikova, l'homme pour qui elle voulait tant rentrer en Russie au point de se faire tuer ?

— Enchanté, monsieur Nikova, tonna le brun en lui serrant la poigne. Et toutes mes condoléances pour...

— Ne me présentez pas vos condoléances maintenant, le coupa le grand homme, vous le ferez quand on aura arrêté l'assassin. Xander hocha la tête, tout confus.

— On attendait plus que vous pour la cérémonie.

— C'est dans ce parc qu'elle sera incinérée ? demanda Kotchenko en se retournant, lorgnant les arbres jaunis derrière lui.

— J'ai pu obtenir une dérogation. Ma patronne aimait se promener dans ce parc. Tout est déjà arrangé...

Ils se levèrent et longèrent une allée recouverte de feuilles d'érables rouges et jaunes, puis descendirent un ensemble de marches marbrées bordé d'une haie d'ifs nains. Ensuite, ils empruntèrent un chemin terreux encore humide sous la pluie diluvienne qui s'était abattue sur Amsterdam quelques jours plus tôt. 

Puis sans dire un mot, ils coupèrent à travers les arbres presque complètement défeuillés. La nature était calme, on n'entendait même pas le chant des oiseaux. Xander trouva ce spectacle si triste. Ses yeux se vitrèrent. Le duo monta ensuite un escalier couvert de feuilles craquantes, que le vent balayait de temps en temps. Ils arrivèrent bientôt sur une sorte de plateforme en grès où attendait une vingtaine de personnes, assis dans leurs vêtements blancs ou noirs. 

Devant eux, le corps sans vie de Willow, enveloppé dans un drap de satin blanc sur un bûcher encore éteint. Xander s'approcha de sa patronne endormie. Elle ressemblait à une princesse de conte de fée. Il posa la main sur celle froide de la morte. Et à ce douloureux contact, un violent tsunami de chagrin l'ébranla. 

Il s'appuya sur Willow pour ne pas tomber. Il s'appuya sur elle comme il l'avait fait toute cette année. Et il pleura. Il avait tant de chose à dire, mais aucune parole n'aurait pu être plus éloquente que ses larmes. Il était tordu en deux par sa tristesse, tordu en deux par le désespoir d'avoir perdu un être cher. 

Derrière lui, Kotchenko entama la chanson If I Die Young, reprise en chœur par ceux qui la connaissaient. Et toutes ces voix qui s'élevaient vers les cieux bleus, ils en étaient convaincus, parviendraient jusqu'aux oreilles de celle qu'ils avaient aimée. Elle trouverait cela beau, ils en étaient convaincus.

Et tandis qu'il chantait à s'en érailler la gorge, Kotchenko comprit avec effroi que sa douleur ne le quitterait jamais. Il était veuf. Il avait dû mettre la salade de champignon au réfrigérateur, le Pelmeni à la poubelle. Willow était morte.

Pendant qu'ils chantaient, les invités passaient déposer d'autres roses blanches sur le cadavre, en plus de celles sur lesquelles on avait couché Willow.

Lorsque la procession se termina en même temps que la musique, Kotchenko s'empara du flambeau qui rendrait cendre ce corps de chair et d'os et s'en approcha. 

LIENS PARTAGÉS (WATTYS2020)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant