Comme toujours il se réveilla avec le soleil et descendit déjeuner dans la salle principale où l'aubergiste s'affairait déjà. Il s'installa au comptoir et le bonhomme, plutôt maigre pour un homme dans ce métier, lui servit un petit-déjeuner à base d'œuf, de saucisse et de pain grillé avec de la confiture.
Un groupe d'hommes se trouvaient là aussi, assis autour d'une table, vêtus de tenues en tissu épais et crasseux, les mains couvertes de gants en cuir. Sans doute des mineurs qui s'en iraient travailler bientôt ou un groupe de nuit qui revenaient d'une mine toute proche avec des minerais précieux.
Aymeric pencha pour la seconde option en avisant les sacs de toile posés à côté d'eux. Ces derniers étaient bien enflés, signe que le minage avait été bon. Pourtant la petite assemblée avait la mine endeuillée. L'un d'eux leva son verre et dit :
- A notre camarade Kristen, un gars en or.
Les autres mineurs l'imitèrent et ils burent dans un silence pesant. Les accidents dans les mines étaient fréquents, Aymeric l'avait entendu dire de Gordon durant son apprentissage et l'avait lu dans de nombreux livres.
Effondrement de galerie, inondation, explosion de gaz...Les raisons de perdre la vie dans ces boyaux terrestres étaient nombreuses. Tout ça pour un tas de cailloux brillants. Il avait du mal à le comprendre.
- Sale histoire que la mort de ce pauvre Kristen, déclara l'aubergiste en essuya une assiette avec un torchon humide.
- Vous le connaissiez ? l'interrogea Aymeric.
- Un peu. Il venait souvent ici après le travail pour prendre un petit remontant avant de rentrer chez lui. C'était quelqu'un de bien, très poli et toujours souriant. Il n'était pas très épais mais dans la mine c'était toujours lui qui dénichait les meilleurs filons. Il avait le flair pour ça.
- Qu'est-ce qui lui est arrivé ?
- Je ne sais pas trop. Tout allait bien pour lui : on venait de l'envoyer dans la nouvelle mine au sommet de la montagne, ça payait bien. Et puis, pas plus tard qu'hier, il a perdu la tête. Ça faisait un moment qu'il n'avait pas l'air dans son assiette mais je pensais que c'était à cause de la fatigue, d'un problème avec sa femme ou du manque d'oxygène en altitude, quelque chose comme ça. Toujours est-il que notre pauvre Kristen a tourné la carte dans la mine. Il a commencé à raconter des choses sans queue-ni-tête, d'après ce qu'on m'a dit. Puis il a essayé de quitter la mine en panique. C'est là qu'il a glissé et qu'il s'est fendu le crâne sur la pierre. Apparemment c'était pas beau à voir.
- Qu'est-ce qu'il racontait ? Vous le savez ?
- C'est sans intérêt. Juste les délires d'un fou. Il pensait qu'on allait le trahir pour je-ne-sais quelle raison et qu'il n'était en sécurité nulle part, qu'il devait se cacher et se faire discret sinon il finirait ses jours en prison. C'était pourtant un type droit et honnête. Il ne partait jamais sans payer et une fois il a même essuyé la bière qu'il venait de renverser. C'était pas le genre à créer des histoires. Personne ne comprend ce qui lui est arrivé.
- Il travaillait dans une nouvelle mine vous dîtes ? continua de le questionner Aymeric.
- Exact. Il y en a trois nouvelles qui ont été creusées il y a peu et ils ont besoin de monde pour les exploiter. C'est bien payé alors pas mal de mineurs s'y présentent mais il y a de sales rumeurs qui courent sur elles, expliqua l'aubergiste.
- De sales rumeurs ? répéta Aymeric.
- Oui. Il y en a qui raconte que des bêtes terrifiantes se baladent dans les parages. Des bêtes folles, assoiffées de sang. Certains parlent de dragons. Je ne suis pas croyant mais on a retrouvé des corps de mineurs qui portaient des lacérations qu'aucun prédateur n'aurait pu infligé. Sauf un dragon. On dit que c'est une malédiction des dieux, que cette partie de la montagne est sacrée et qu'il vaudrait mieux arrêter de miner par là-bas. Je suis de cet avis. Ses mines sont si hautes dans la montagne qu'elles dépassent même les nuages, qui sait ce qui se cache dans ces hauteurs ? Le roi a ouvert une enquête mais en attendant des hommes travaillent toujours dans cet endroit. Des hommes comme Kristen, avec une femme et des enfants.
Aymeric plongea le nez dans son assiette, soucieux. Cette histoire de mine hantée était étrange mais explicable. Dans les hauteurs de la montagne se trouvait le royaume des dragons et il y avait fort à parier que certains d'entre eux étaient descendus se promener sur le flanc de la Crête du dragon et soient tombés sur les mines.
A partir de là, qu'est-ce qui avait causé leur folie ? Car les dragons n'étaient pas d'un naturel belliqueux, en dehors des enfants de Praeslia. Ils ne tuaient pas d'humains, évitaient de se faire remarquer.
Est-ce que c'était à cause d'un phénomène naturel ou de quelque chose de plus mystique ? Même si Aymeric croyait désormais en l'existence des dieux, sa mère en était la preuve vivante, il penchait plutôt pour la première option.
Il discuta encore un peu avec le propriétaire de l'établissement pour glaner d'autres informations en attendant le réveil de ses compagnons. Le dernier à les rejoindre fut Hydronoé qui baillait encore en arrivant au pied des escaliers. Aymeric laissa ses amis manger en paix, réfléchissant au meilleur moyen d'entrer dans la mine. Mais avant cela, ils devaient trouver leurs aînés.
Ils quittèrent l'auberge et se rendirent au pied de la montagne en passant par la plus grande rue pavée de la capitale, où se pressaient déjà des groupes de mineurs. De grands ascenseurs en bois accrochés à des cordes montaient et descendaient le long de la roche. Ils firent la queue avec les autres mineurs qui les dévisagèrent brièvement. Au moment d'arriver devant les ascenseurs, un homme cria :
- Pour les mines du niveau inférieur, venez par ici ! Pour celles du niveau intermédiaire dirigez-vous vers les deux ascenseurs au centre ! Pour le niveau supérieur prenez ceux qui suivent ! Et pour vous rendre au-dessus des nuages, c'est ceux qui sont le plus au fond ! N'oubliez pas de tirer sur la corde à l'intérieur de l'ascenseur pour faire sonner la cloche en hauteur afin qu'on vous remonte. Ne vous poussez pas lors de la montée et ne vous penchez pas. Ne montez pas à plus de quatre.
L'homme réitéra ses explications tandis qu'Aymeric et ses amis allaient attendre vers les derniers ascenseurs, là où patientaient le moins de mineurs. Quand leur tour arriva, le chevalier dragon monta avec son jumeau, Zacharie et Gébald.
Plus le sol s'éloignait sous leurs pieds, plus le dragon de terre était nerveux. La structure de bois paraissait plus frêle et brinquebalante que celle des sylphes mais il ne se disloqua pas durant la montée. L'air se fit de plus en plus froid et le vent forcit, faisant vaciller la cage de bois. Ils traversèrent une masse nuageuse qui déposa une pellicule humide sur leurs vêtements.
Aymeric aurait pu toucher la paroi de la montagne en tendant le bras. La roche grise et pleine d'aspérités défilait sous ses yeux. Ils passèrent devant des trous béants et noirs qui s'ouvraient soudain dans le flanc de la montagne. Des bruits de pioches résonnaient à l'intérieur et le jeune homme vit la lueur tremblante d'une lampe à huile.
Leur ascension s'acheva dans un cahot qui les déstabilisa. L'engin venait se s'immobiliser face à un chemin étroit serpentant entre deux pans de roche gigantesques et écartés. Ils attendirent le reste du groupe avant de se faufiler entre les deux hautes pierres et débouchèrent sur un plateau rocailleux qui s'étendait sur un bon kilomètre avant que le terrain remonte brusquement et que la montagne reprenne sa progression vers les cieux.
Aymeric remarqua deux trous sombres dans la paroi auxquels ils pouvaient accéder grâce à des escaliers de bois. Deux mines sur trois...où était la dernière ? Il renversa d'avantage la tête et aperçu, perdue au milieu de la brume, la troisième mine. Elle devait se trouver à une centaine de mètres du sol. Il déclara :
- Avant de chercher à pénétrer là-dedans, trouvons les autres.
Ils traversèrent le plateau en croisant de temps à autre des mineurs qui les regardaient à peine, le visage gris de poussière. Ils étaient nombreux à entrer et sortir de la mine. Aymeric se fit attentif et scruta les visages pour déceler une quelconque trace de folie, même la plus infime.
Il ne rencontra que des expressions fatiguées, mornes et blasées. Ici pas de grands éclats de rire ou de plaisanteries : les travailleurs étaient trop fatigués pour ça.
Ils arrivèrent au niveau d'une grande cabane de bois entourée de plus petites constructions. Elles devaient servir à entreposer les précieuses ressources extraites de la mine, les outils mais aussi à héberger les mineurs en cas de problèmes.
Aymeric repéra un homme qui tenait un registre entre les mains et notaient le nom de ceux qui entraient et sortaient ainsi que l'heure à laquelle ils le faisaient. Le meneur des chevaliers dragons comprit qu'il s'agissait de l'homme en charge de ces mines et alla jusqu'à lui. Ce dernier haussa un sourcil en les voyant approcher et demanda :
- Vous êtes les renforts ?
Aymeric s'étonna qu'il soit au courant de leur venue et répondit :
- Et effet. Et vous ?
- Soreï Kirchten, responsable de ces mines au nom du roi. J'ai aussi accueilli vos collègues il y a quelques jours de ça.
- Vous savez où les trouver ? s'enquit Aymeric.
- Dans la mine la plus en hauteur. Ils vont là-bas tous les jours depuis que deux d'entre eux refusent de sortir et ne reviennent que le soir pour dormir dans les baraquements. Pour moi c'est une affaire perdue d'avance. Je ne sais pas ce qui rôde ici et comment ça affecte les gens mais nous ferrions mieux de tous partir.
- Vous restez sur ordre du roi je présume, intervint Alaman.
- C'est exact. Sa majesté refuse de condamner la mine en dépit des morts. Notre bon souverain tient trop à récupérer ses précieuses pierres pour se soucier du reste.
- Quelles pierres ? demanda Gébald.
- Un nouveau genre de minerai, trouvable uniquement à cette altitude. Noir comme la nuit et piqueté de cristaux translucides. Elle se vend à prix d'or chez les nobles de Ronto et nous nous préparons à l'exporter dans les autres royaumes. Mais à quel prix ? Nous comptabilisons déjà six morts.
- Nous allons essayer de trouver un moyen pour arranger les choses, dit Lysange.
- C'est ce que les autres ont dit aussi. Bonne chance. Vous n'avez qu'à prendre cet escalier et ensuite c'est tout droit.
Aymeric le remercia et ils entamèrent leur progression. Les marches de bois grinçaient sous leurs pieds et un vent glacé sifflait à leurs oreilles. Aymeric se rendit compte avec surprise qu'il avait du mal à respirer, sans doute à cause du manque d'oxygène.
S'ils devaient se battre, cela les handicaperait. Il arriva presque essoufflé devant la mine et ses compagnons semblaient sur le point de s'évanouir. Un rugissement de colère déchira le silence alors qu'ils se trouvaient face à l'entrée noire de la mine.
- Vous croyez que c'était Sandor ? demanda Hydronoé.
- Possible. Je crois que les autres sont déjà à l'inté...
Des cris se répercutèrent dans le boyau sombre, interrompant Aymeric. Ça ressemblait à des mises en garde et des cris de surprise. Un hurlement de douleur leur parvint et Gébald s'écria :
- Mirzal !
Il se précipita dans la mine et Zacharie s'élança à sa poursuite en s'exclamant :
- Attend Gébald ! C'est dangereux, n'y va pas seul !
Aymeric ravala difficilement sa contrariété. Il ne voulait pas foncer tête baissée ni laisser les dragons entrer. Mais il n'avait pas le choix : leurs aînés avaient besoin de renforts.
- On fonce. Faites attention à Sandor. Défendez-vous mais ne le blessez pas dans la mesure du possible.
Ils se précipitèrent dans les ténèbres de la mine. Firenza et Brazidas créèrent des boules de feu au creux de leur paume, éclairant la voie. Le sol sous leurs bottes était inégal et courir dessus représentait un vrai risque. Des poutres de bois soutenaient les parois grises où les coups donnés par les pioches des mineurs étaient encore visibles. Une brouette remplie de roches ordinaires et une lampe à huile éteinte gisaient dans un coin.
Le tunnel s'élargit progressivement pour déboucher sur une large caverne naturelle aux parois suintantes d'humidité et parsemées d'éclats brillants. Au milieu de celle-ci, Sandor se dressait face à leurs anciens mentors, les crocs découverts et les yeux brûlants de folie furieuse.
Mirzal était au sol, une main pressée contre son bras blessé. Hermas le protégeait en brandissant son épée pour faire diversion. Venerika et Aerine tentèrent de se faufiler derrière le dragon de terre, devenu méconnaissable.
Celui qui était autrefois calme et amical n'était à présent que colère et violence, les crocs apparents et les pupilles étrécies à l'extrême. Sandor remarqua les deux femmes et leur bloqua la route en balayant le sol de sa queue écailleuse. Il hurla :
- Personne ne va nulle part ! Gordon reste ici, avec moi ! Partez, nous n'avons pas besoin de vous !
- Soit raisonnable mon frère, laisse-le partir. Il va finir par manquer d'eau et de nourriture puis mourir, dit gravement une femme qu'Aymeric avait rarement vu dans le château des gardes.
Le jeune homme fut presque étonné de l'entendre parler. Contrairement à tous les autres, Thaha n'était pas une enfant des dragons élémentaires mais d'un dieu plus tardif : Libraca. En tant que fille du dieu de la connaissance, elle passait le plus clair de son temps à étudier loin de tout le monde, enfermée dans sa chambre.
Son physique était atypique et le jeune homme ne savait pas ce qui le troublait le plus en la regardant : son crâne chauve ou ses yeux semblables à ceux d'un aveugle. En dépit de cela, elle conservait une grande beauté visible dans la finesse de ses traits féminins et de son corps élancé.
Sa jumelle n'était autre que l'ancienne mentor de Lysange : Kardia. Une femme discrète et pâle, de petite taille. Elle ne quittait jamais sa sœur et il était rare de les voir déambuler dans le château ou participer aux repas communs.
De mémoire, Aymeric ne se souvenait pas lui avoir parlé ou même l'avoir vu ouvrir la bouche. Pourtant, d'après sa compagne, c'était une excellente professeure douce et patiente qui connaissait beaucoup de choses grâce aux temps qu'elle passait en compagnie de sa dragonne à lire et décrypter d'anciens livres oubliés de tous.
Elle possédait de longs cheveux blonds pâles qu'elle tressait en natte pour qu'ils ne la gênent pas durant les missions, deux yeux bleus presque incolores qui semblaient perdus dans le vide, un visage rond avec des joues rebondies et des lèvres presque inexistantes surmonté d'un nez qui n'avait rien de marquant.
Elle était d'une banalité et d'une fadeur presque triste mais tout son visage s'animait quand elle souriait, lui conférant soudain un charme rayonnant. Elle tira Mirzal loin de la zone d'action de Sandor tandis que le dragon fou hurlait :
- Je préfère qu'il meurt plutôt qu'il parte ! Nous sommes un duo, nous sommes des frères, nous sommes inséparables !
- Bien entendu, approuva doucement Thaha. C'est pour cela que vous allez rester ensemble avec nous et que nous allons regagner Alembras. Personne ne sera séparé de personne, nous demeurerons unis. D'accord ?
Sa réponse sembla troubler Sandor qui bafouilla en oscillant légèrement , comme prit de vertiges :
- Je...Oui, peut-être...Je n'arrive pas à savoir si...Par les dieux ! Gordon ! Je dois...Il faut..
Il fit brusquement demi-tour et Mirzal l'appela :
- Attend ! Sandor, ne retourne pas là-bas !
Trop tard : le dragon était déjà loin.
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Chevalier dragon : Tome 3 : Le crépuscule du monde
FantasyDe retour de mission, Aymeric et ses compagnons n'ont pas le droit au repos. Ils partent seconder leurs aînés à Ronto, où un mal mystérieux plongent les dragons dans une rage profonde. L'arrivée soudaine du roi de Talenza et les nouvelles inquiétant...