Leur rapport effectué, Zacharie et le vieux médecin se réfugièrent dans l'écurie conformément aux règles établies. Aymeric rapporta leurs observations à ces compagnons qui patientaient dans l'auberge, sur les charbons ardents. Les médecins se jetèrent aussitôt sur leurs livres et carnets pour prendre des notes et réfléchir à la meilleure manière d'éradiquer la maladie. Ils travaillèrent jusqu'à une heure avancée de la nuit puis abandonnèrent à cause de la fatigue.
Les jours suivants, Aymeric ne resta pas cloîtré dans l'auberge à se tourner les pouces. Il déambula dans les rues encore saines de la capitale, à la recherche des habitants. Il découvrit que les tavernes, si silencieuses de l'extérieur, étaient en réalité bondées. Tout le monde se réfugiait à l'intérieur pour trouver un peu de réconfort autour d'un verre mais aussi de la nourriture.
Faute de ravitaillements, cette dernière venait à manquer alors que l'hiver cernait la capitale. Les repas à l'auberge se faisaient d'ailleurs de plus en plus pauvre et ils se serraient tous la ceinture pour économiser les vivres. Un soir, le médecin qui accompagnait d'ordinaire Zacharie ne rentra pas en compagnie du jeune homme. Le vieil homme toussait depuis deux jours et crachait du sang depuis la veille.
- Il a préféré rester là-bas, avec les malades, expliqua Zacharie. Je crois qu'il ne voulait pas qu'on le voit comme ça, surtout pas ses confrères...
Cette nouvelle assombrit le moral de la délégation et les mines devinrent aussi sombres que les nuages qui couvraient le ciel de Ronto depuis des jours. Le lendemain, Zacharie toussait. Le jour d'après, il ne se leva pas pour examiner les malades. Gébald resta à son chevet tandis que les autres se forçaient à demeurer en retrait, impuissants face à la maladie.
L'angoisse les gagna peu à peu car le temps passait et toujours pas la moindre idée pour élaborer un remède capable de lutter contre ce mal fulgurant. Les médecins travaillaient nuit et jour, comme en témoignaient les poches noires sous leurs yeux et leur teint blafard mais rien n'y faisait. Aucun des remèdes essayé sur les malades ne fonctionnait et l'épidémie progressait à une vitesse folle, tel un monstre affamé.
Elle faucha la vie de Zacharie au cœur de la nuit, bien avant l'aurore. Un rugissement terrible tira Aymeric de son sommeil. Il entendit un désespoir infini dans ce cri et comprit immédiatement. Ils se précipitèrent dehors comme un seul homme avec un temps de retard : Gébald avait déjà disparu. Il ne restait que le corps de Zacharie, déjà en train de refroidir, recroquevillé sur sa paillasse tâchée de sang.
Sans se soucier du risque de contamination, Aymeric souleva le cadavre de son ami pour l'installer en dehors des écuries. Il essaya de ne pas fixer ce regard noir voilé, déserté par sa bienveillance pleine de quiétude, et cette bouche figée dans un rictus de souffrance. Il le recouvrit de paille et laissa Brazidas et Firenza déverser des torrents de flammes sur le corps inerte. Aymeric demeura face au bûcher jusqu'à ce qu'il n'en reste rien, laissant les flammes réchauffer son cœur glacé par cette perte. Il s'apprêtait à gagner l'écurie mais Lysange le retint.
- C'est inutile de t'installer ici. Si tu n'es pas encore infecté alors tu le deviendras en dormant là-dedans. Reste à l'intérieur.
- Je suis un risque pour le groupe, protesta le demi-dieu.
- La ville entière est un risque pour nous. Si ça continue ainsi la maladie viendrait à nous quoi que nous fassions. Viens, ne reste pas seul là-dedans...
Il hésita fortement mais ses compagnons insistèrent, tous résignés à courir le risque. Il céda, même si c'était de l'inconscience.
Le lendemain, alors qu'ils déjeunaient un peu de lait avec du pain rassi sans le moindre appétit, un soldat ouvrit la porte de l'auberge à la volée. Essoufflé, il réussit à trouver assez d'air pour crier :
- La population essaie de forcer l'entrée du palais ! Ils exigent que le roi ouvre les portes de la ville sinon ils le tueront ! Nous sommes débordés !
Aymeric bondit de sa chaise et fit signe à ses compagnons de le suivre, plus intrigué qu'inquiet. Ils s'élancèrent dans les rues, en direction de la demeure royale. Ils entendirent la foule avant de la voir. Les grondements mécontents s'écoutaient de loin, telle une rumeur sourde qui ne cessait d'augmenter. Le rassemblement devant le palais était conséquent : on aurait dit que l'ensemble de la capitale venait de se donner rendez-vous, de moins ceux que la maladie n'avaient pas terrassé.
Aymeric se fraya un chemin dans la foule compacte en jouant des coudes. Beaucoup de protestations s'élevèrent sur son passage mais il ne les écouta pas, trop occupé à les écarter. Il rejoignit les soldats qui peinaient à contenir la population en les repoussant par la force des bras plutôt que par celle des armes. Une pierre lui effleura l'épaule. Il tira un peu plus son ample capuche pour camoufler son crâne cornu. Ce n'était pas le moment de provoquer la paniquer parmi la population avec toute la tension.
- Laissez-nous entrer ! hurla un homme. Nous devons parler à ce couard de roi !
- Il faut qu'il ouvre les portes où nous allons tous crever ! s'écria un autre. Si ce n'est pas à cause de la faim et du froid, c'est la maladie qui nous emportera !
- Nous voulons vivre ! Nous voulons vivre ! scanda quelqu'un.
- Personne n'est autorisé à pénétrer dans le palais ! dit l'un des gardes. Veuillez rentrer chez vous ou nous ferrons usage de la force!
- Essayez toujours ! s'exclama une voix plus forte dans les autres en brandissant une pioche. On ne se laissera pas faire !
De nouvelles pierres volèrent. Aymeric en attrapa une au vol avant qu'elle atteigne un soldat au visage. Le mécontentement de la foule paraissait impossible à endiguer. Pourquoi le roi ne se montrait pas ? Une apparition et un discours de sa part pourrait calmer les esprits car, à ce rythme là, le sang finirait par couler.
Lysange jaillit soudain de la masse vibrante de fureur et se posta face à elle. Elle porta les doigts à sa bouche et siffla bruyamment. Le son strident couvrit les cris de la foule, qui se tut comme par miracle.
- Calmez-vous, je vous en prie ! Je comprends votre mécontentement mais ce n'est pas en vous attaquant au roi que la situation changera !
- Qui êtes-vous ? Et qu'est-ce que vous en savez ? Si on tire ce gros tas de fumier dans la rue et qu'on s'en débarrasse, nous pourrons ouvrir les portes ! dit un homme.
- Vous en êtes sûr ? Je doute que l'armée vous laisse faire. Vous mourrez sans espoir de quitter Ronto un jour. Je m'appelle Lysange Storm, je suis chevalière dragon au service du royaume d'Alembras. Mon roi m'a envoyé, ainsi que mes compagnons, pour soutenir la population et trouver un remède à l'épidémie. Vous n'êtes pas seuls !
- La belle affaire ! Vous allez y passer avec nous, c'est tout ! Personne ne peut lutter contre ce fléau ! Il faut évacuer les quartiers encore sains et laisser une chance de s'en sortir au plus grand nombre !
- Je sais que vous êtes effrayés et que vous craignez pour vos vies mais il faut que vous compreniez que ces mesures n'ont pas été mises en place dans le but de vous nuire. Si la maladie venait à gagner le reste du continent, c'est plus d'une ville qui disparaîtrait ! expliqua Lysange.
- Donc nous devons gentiment attendre que la mort frappe à notre porte, pour le bien du plus grand nombre ? Nous ne sommes donc rien aux yeux des puissants ? Vous pensez aux enfants ? Vous les laisseriez mourir ?
- Je sais que cette décision semble cruelle. Sans doute l'est-elle, concéda la sylphe. Mais vous ne devez pas perdre espoir. Nous cherchons des solutions, nous ne vous abandonnons pas. Nous resterons, même si nous devons mourir pour ça. Vous attaquez au roi ne changera rien. La maladie sera toujours là. Et même si les portes venaient à s'ouvrir et que vous quittiez la ville, alors elle vous suivra. Elle se glissera dans tous les royaumes, dans chaque ville, chaque village. Personne ne sera en sécurité nulle part. Elle vous retrouvera où que vous vous soyez réfugiés. Et au final, nous mourrons tous. Fuir vous ferra gagner du temps mais vous condamnerez par la même occasion des innocents. Des milliers d'innocents.
Sa déclaration provoqua un long silence dans l'assemblée. Puis une femme maigre et modestement vêtue, qui tenait un nourrisson dans les bras et un petit garçon par la main, s'avança et demanda d'une voix presque inaudible :
- Pourrions-nous au moins réclamer de quoi manger ? Les réserves sont maigres, nous commençons à manquer de vivres...
- Je promets de voir ce que je peux faire, la rassura Lysange avec un sourire encourageant.
La femme la remercia d'un signe de tête et tourna les talons. Quelqu'un d'autre cria :
- Nous voulons que quelqu'un nous débarrasse des cadavres ! Ils vont nous apporter des problèmes et répandre l'épidémie encore plus vite !
- Très bien, nous les incinérerons.
D'autres requêtes émergèrent ici et là, mineures. Lysange essaya de proposer une solution pour apaiser les esprits et la foule se dispersa peu à peu, calmée pour le moment. La jeune femme soupira en se massant les tempes.
- Tu as été extraordinaire, lui dit Aymeric.
- Ils ont besoin d'être rassuré : c'est la peur qui les rend agressifs. Ils ont peur pour leur vie, leur famille...Ce n'est pas facile. Ils ont besoin de quelqu'un qui leur offre de l'espoir, pas d'un dirigeant qui se cache dans son palais. Ils se sentent abandonnés, sans soutien face à cette épreuve. Je peux comprendre leur rage. Je vais essayer de m'entretenir avec le roi et de lui faire passer le message.
Aymeric acquiesça. Sa compagne l'impressionnait avec son aplomb et son cœur en or. Ses paroles pleines de sens avaient apaisé une foule entière et elle se tenait prête à venir en aide à la population pour les tranquilliser. Pendant que la jeune femme attendait que le roi daigne pointer le bout de son nez, Aymeric et ses compagnons regagnèrent l'auberge.
- Nous ne laisserons pas Lysange se charger seule des malades, déclara Aymeric. Nous lui prêterons main forte, sauf Alaman, Firenza, Brazidas et Lisbeth. Vous vous êtes réincarnés il y a peu, mourir une seconde fois en si peu de temps pourrait s'avérer trop éprouvant.
- Alors qu'allons-nous faire ? Nous tourner les puces ou jouer aux cartes au coin du feu tandis que vous prendrez les risques ? demanda Alaman.
- Bien essayé mais j'ai une autre tâche pour vous. Les habitants vont commencer à manquer de nourriture, si ce n'est pas déjà le cas. Vous serez chargés d'effectuer des distributions dans les quartiers encore sains, si Lysange arrive à obtenir des vivres de la part du roi.
Ses compagnons approuvèrent, rassurés d'avoir un rôle à jouer dans leur plan pour soutenir la population. Lysange revint un peu avant le duo de médecins envoyé auprès des malades, l'air extrêmement satisfaite. Le roi, sans doute soulagé que le peuple ne l'ai pas lapidé grâce à l'intervention de la sylphe, avait accédé à toutes ses exigences sans trop rechigner.
Ils se mirent au travail dès le lendemain, accompagnés par des soldats désignés par le roi. Ils affichaient tous des mines sombres et résignées : visiblement ils pensaient qu'ils mourraient sous peu. Aymeric envoya la majeure partie d'entre eux pour aider Brazidas, Lisbeth, Alaman et Firenza dans leur distribution. Il ordonna aux autres de rester en périphérie des quartiers contaminées. Il ne donna aucun justification mais les soldats n'en réclamèrent pas, bien trop soulagés. Il s'engagea avec ceux qui restaient de ces compagnons dans les rues habitées par la maladie.
Il n'était pas d'un naturel sensible et pourtant le spectacle qui s'offrait à eux lui retourna le cœur. Des corps gisaient partout, impossible de distinguer les morts des vivants. Il s'agissait de gens pauvres, vêtus de haillons, avec la peau sur les os. Du sang maculait parfois les pavés et ils entendirent des pleurs résonner derrière la porte de certaines maisons bancales en bois. Il régnait une odeur pestilentielle qui prenait à la gorge, celle des corps en putréfaction. Elle imprégnait l'atmosphère et renforçait le sentiment d'oppression qui compressait la poitrine de chacun. Des corbeaux et des chiens errants se nourrissaient parfois des corps, dont certains étaient méconnaissables, les os apparents. Le désespoir régnait en maître, conjoint de la maladie responsable de cette hécatombe.
Aymeric ravala sa nausée et commença à rassembler les corps avec l'aide de ses compagnons. Ils toquèrent à la porte des maisons pour savoir si les habitants étaient encore de ce monde ou non. Lorsque personne ne répondait, ils se permettaient d'entrer. Ils découvraient alors des familles entières décimées, abattues par l'épidémie.
Ils se servirent des meubles des disparus comme bois pour leur bûcher de fortune et firent flamber les monceaux corps au crépuscule. Quelques malades encore en vie et avec assez de forces s'approchèrent, le regard vide. Ils contemplèrent le bûcher rougeoyant comme s'ils s'imaginaient déjà morts.
De retour dans l'auberge, Aymeric fut surpris de voir le propriétaire encore là, affairé à servir le repas. Il lui avait pourtant conseillé de regagner son logis car ils risquaient de l'infecter. Selon toute logique, le brave homme refusait de les abandonner, eux et son établissement. Aymeric et son équipe dînèrent séparément de leurs amis en mission dans les quartiers sains.
- Ça sent la maladie par là-bas, se moqua Alaman.
- Je vais venir cracher du sang dans ta soupe, le menaça Ourania en simulant une fausse quinte de toux.
- Oh non ! Elle va avoir un goût horrible après ! se plaignit le rouquin. Ne la gâche pas !
- Vous ne devriez pas vous moquer, les réprimanda gentiment Lysange. Ce n'est pas un sujet sur lequel on peut plaisanter.
Aymeric partageait son opinion tout en comprenant le besoin que ses amis ressentaient à tenter de dédramatiser la situation. Seule Lysange n'avait pas le cœur à faire semblant, son souci se voyait à des lieues à la ronde. D'ailleurs, alors qu'Aymeric effectuait un brin de toilette dans leur chambre, elle resta plantée face à la fenêtre, les bras croisés.
- Tu penses aux malades ? l'interrogea le jeune homme.
- Oui. La situation est injuste. Même si je leur ai promis que nous resterons avec eux, ce n'est pas tout à fait vrai. L'épidémie les emporte dans un monde d'où on ne revient pas. Mais nous, nous ne mourrons pas vraiment. Nous revenons, encore et toujours.
- Tu culpabilises ?
- Un peu. Je sais que nous n'y pouvons rien mais je trouve ça injuste. Pas toi ?
- Si mais nous n'avons aucune emprise là-dessus. Tout ce que nous pouvons faire c'est tenter de limiter la propagation et soutenir les malades.
Lysange s'approcha de lui et prit le tissu dont il se servait pour se nettoyer. Elle le passa sur son torse tandis que sa main libre s'égarait dans son dos. Elle leva des yeux interrogateurs vers Aymeric qui sentit sa respiration s'emballer. Lysange se hissa sur la pointe des pieds et l'embrassa fougueusement. Il percuta le meuble derrière lui et un peu d'eau contenue dans la bassine posée dessus se renversa sur le parquet. Il referma ses bras autour de la taille de la sylphe tandis qu'elle passait les siens derrière sa nuque. Il la souleva et la déposa sur le lit.
Ils s'aimèrent passionnément, presque désespérément. La chaleur de Lysange lui rappela que la vie existait encore, que tout n'était pas froid comme ces cadavres qu'il avait côtoyé toute la journée. Chaque gémissement, chaque mouvement, chaque souffle brûlant de sa compagne l'éloigna du désespoir qui régnait au-dehors. Ils vivaient encore, sans doute plus que jamais. Ils firent l'amour jusque tard dans la nuit, jusqu'à ce que les forces viennent à leur manquer. La fatigue chassa la peur qui se tapissait dans leur ventre et ils s'endormirent l'un dans les bras de l'autre, un peu plus apaisés.
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Chevalier dragon : Tome 3 : Le crépuscule du monde
FantasyDe retour de mission, Aymeric et ses compagnons n'ont pas le droit au repos. Ils partent seconder leurs aînés à Ronto, où un mal mystérieux plongent les dragons dans une rage profonde. L'arrivée soudaine du roi de Talenza et les nouvelles inquiétant...