La jeune génération se précipita vers les plus âgés et Zacharie s'agenouilla auprès de Mirzal pour examiner sa blessure. Venerika se rapprocha d'Aymeric et dit avec un sourire pâle :
- Le roi nous envoie enfin des renforts. Merci à vous d'être là.
Son intonation, son visage et son corps trahissaient sa fatigue, visible aussi chez le reste de leur groupe. La situation tendue les épuisait physiquement et mentalement. Ils étaient à bout et c'était une mauvaise chose car ils ne tarderaient pas à commettre une erreur.
- Vous avez découvert ce qui a causé la folie de Sandor ?
- Non pas encore, soupira t-elle. Nous sommes dans le flou complet. Il est durement touché mais il n'a pas été le seul. Dès que nous restons ici trop longtemps, les dragons commencent à développer des réactions étranges. Pour certains ce n'est pas grand-chose. Aerine s'est contentée d'être joyeuse et de chantonner tout en plaisantant avec moi, comme si elle était un peu ivre. Au début je n'y ai même pas prêté attention. Puis Mirzal a commencé à rire en dansant et Thaha a fait une crise de panique. Quant à Sandor, il a explosé de fureur quand nous avons atteint de fond de la mine. Il s'est subitement transformé et a enlevé Gordon. Je n'en croyais pas mes yeux. Puis il nous a attaqué. Et depuis, nous ne parvenons plus à le raisonner. Chaque fois qu'il semble avoir un éclair de lucidité c'est pour replonger aussitôt dans la démence.
- Donc quelque chose ici les détraque bel et bien mais quoi et pourquoi ne sont-ils pas tous touchés de la même façon ? se demanda le jeune homme. Thaha n'a pas une théorie ?
- Elle en a trois ou quatre nouvelles par jour et effectue des tests pour savoir si elle peut trouver une solution mais sa sensibilité à ce qui se passe dans la mine gêne ses recherches. Pour l'instant elle penche pour une cause naturelle, quelque chose qui a été libéré lors de la création de ces mines. De toute manière ce qui compte est de sauver Gordon et de faire condamner cet endroit pour qu'il n'y ait pas de victimes supplémentaires. Il a de quoi tenir encore un jour ou deux d'après nos estimations, pas plus.
- D'accord. Nous allons mettre un plan sur pied pour les ramener auprès de nous aussi vite que pos...
- Attention ! hurla Mirzal en le coupant.
Le jeune homme se retourna juste à temps pour voir Sandor fondre comme une gigantesque bête sauvage vers Zacharie et Mirzal. Avant qu'il puisse se précipiter pour sauver son ami des crocs tranchants de Sandor, Gébald s'interposa entre eux pour faire bouclier. Il ouvrit la bouche pour dire quelque chose au dragon fou mais aucun mot ne fut prononcé car la gueule de Sandor se referma sur sa tête.
Il y eut un bruit d'os broyés et le corps de Gébald s'affaissa, décapité. Zacharie observa fixement le corps sans vie de son jumeau, interdit. Gébald se transforma en sable et le jeune homme à la peau noire se précipita vers ce qui restait de son frère, les yeux débordants de larmes.
Sandor essaya de s'emparer de lui mais Aaman bondit et écarta son ami du danger en le percutant. La mâchoire du dragon de terre se referma dans le vide et Aymeric vint seconder le rouquin tandis que leurs compagnons reprenaient leurs esprits et s'empressaient de se mettre en formation défensive.
Zacharie tira un de ses poignards de sa ceinture et même si Aymeric mourait d'envie d'intervenir pour l'empêcher de commettre l'inévitable, il savait que c'était vain. La peine de son ami ne pouvait être soulagée que d'une seule façon : la mort. Son sang se glaça quand Zacharie se trancha la gorge sans ciller, les yeux dans le vague.
Ses amis étouffèrent un cri et leurs aînés gardèrent le silence, sans doute habitués à ce genre de scène. Zacharie lâcha son arme tandis que son regard se voilait et Aymeric comprit qu'il venait de rendre son dernier souffle. Son cœur se serra douloureusement mais il ne s'autorisa pas à pleurer, il n'en avait pas le luxe.
Il oblitéra le cadavre de son frère d'arme de son esprit et se concentra sur Sandor dont la gueule ruisselait de sang frais. Le dragon de terre plongea ses griffes dans la roche et le sol commença à trembler.
- Écartez-vous ! cria Hermas.
Ils bondirent en arrière juste à temps. Des pics rocheux jaillirent de la terre et fendirent l'air à l'endroit même où ils se trouvaient un battement de cœur auparavant. Cela ajouté à la mort de Zacharie et Gébald, Aymeric cessa momentanément de considérer Sandor comme un ami.
Les autres hésitaient car ils avaient toujours en tête l'image du dragon de terre au tempérament calme mais ce qui se tenait face à lui n'était pas le Sandor qu'il connaissait et la sécurité du groupe primait sur l'intégrité physique du dragon.
Il se précipita vers lui en resserrant sa prise sur la garde de son épée. S'il devait l'attaquer et le blesser alors il le ferait. Sandor rugit dans sa direction et le sol se ramollit sous les pieds du jeune homme. Il transformait la pierre en sable mouvant ?! Aymeric esquiva le piège en faisant un écart sur le côté mais Sandor préféra éviter l'affrontement direct.
Le dragon bondit par dessus-lui. Le haut de ses ailes effleura le plafond de la mine. Il retomba lourdement pile à côté d'Alaman qui fit demi-tour pour prendre la fuite. Le dragon de terre envoya un coup de patte en direction du chevalier dragon et déchira le sac à dos de ce dernier. Alaman ne subit aucun blessure physique et pourtant il s'écroula sur le sol et commença à se tordre de douleur, le visage livide et la bouche ouverte sur un hurlement silencieux.
Firenza s'effondra elle aussi et porta une main à son cœur. Elle jeta un regard terrifié à son jumeau et rampa vers lui. Pendant ce temps Hermas, Ourania et Lysange s'efforçaient de contenir la fureur meurtrière du dragon de terre. Brazidas se précipita vers sa sœur dragonne et demanda d'un ton paniqué :
- Firenza, qu'est-ce qui t'arrive ?
- M...Mon cœur, articula t-elle faiblement. Il est...fendu.
Thaha écarquilla les yeux et s'exclama :
- Il faut faire vite et colmater la brèche. Sinon ils mourront tous les deux sans espoir de retour !
- Quoi ?! s'écria Brazidas. Comment ça, qu'est-ce que c'est que cette histoire ? Pourquoi ils vont mourir ?
- Le cœur de Firenza, comprit Aymeric. Le sac d'Alaman !
Il se rua vers son ami mais Lisbeth le prit de vitesse et retourna le rouquin sans ménagement. Elle lui retira son sac à dos, l'ouvrit et le retourna. Les affaires d'Alaman se répandirent sur le sol encliquetant, dont un sac de cuir déchiré brodé d'un F doré.
La princesse d'Alembras l'attrapa avec précautions pour en retirer une pierre de la taille d'un œuf d'autruche de couleur rouge orangé à la surface parcourue de veines dorées. Elle luisait faiblement et une fracture parcourait la surface d'où s'écoulait un liquide doré qui coulait à flot comme une plaie déversant du sang. Plus la pierre perdait cette étrange matière plus sa lumière décroissait.
Firenza respirait de moins en moins et demeurait allongée sur le solde la mine en fixant Alaman d'un regard à l'agonie. Gordon avait parlé de ce phénomène à Aymeric, ainsi qu'Hydronoé. Le cœur des dragons était difficile à casser mais un autre dragon en avait le pouvoir car les griffes et les crocs pouvaient entamer la surface.
C'est exactement ce qu'il s'était produit quand Sandor avait attaqué Alaman. Il existait un moyen de colmater la fissure mais cela coûterait sans doute une vie à Firenza et son jumeau.
Thaha expliqua :
- Il faut les entailler et faire en sorte que leur sang coule dans la fissure et remplisse l'œuf à en déborder !
- Vous voulez qu'on les saigne ? s'indigna Brazidas.
Lisbeth hésita moins que son jumeau et attrapa le poignet d'Alaman qu'elle blessa sans la moindre hésitation en tranchant au niveau des veines. Le liquide rouge jaillit de la coupure à grands bouillons. Elle le fit tomber sur la fissure et le cœur de dragon de Firenza l'aspira comme s'il était une créature assoiffée.
- Fais la même chose avec Firenza, ordonna t-elle à son frère.
Brazidas hésita puis se résigna et imita sa jumelle en ouvrant le poignet de la dragonne de feu. Bientôt Alaman et Firenza se vidèrent de leur sang pour alimenter le cœur énergétique de la dragonne et refermer la fissure qui rétrécissait progressivement, à la manière d'une blessure guérissant à toute vitesse.
Pendant ce temps Sandor était parvenu à briser les défenses d'Hermas, Ourania et Lysange. Les trois chevaliers dragons évitèrent de peu un coup d'aile. Aymeric remarqua que plus rien ne séparait le dragon d'eux, exceptés Kardia, Thaha et Hydronoé.
Son jumeau était agenouillé au sol, les paumes plaquées contre la pierre. Aymeric ne le voyait que de dos mais il sentait le pouvoir et la concentration qui se dégageaient de lui. Tout commença à trembler autour d'eux et des fissures se formèrent sur les parois.
Soudain l'eau suintant des murs se mit à couler plus abondamment et des geysers jaillirent par les crevasses. Le liquide se déversa à terre à grands torrents et se dirigea vers Hydronoé en balayant tout sur son passage.
Le dragon d'eau leva les bras au ciel et dressa un mur d'eau autour de Sandor qui recula craintivement. Comme tous les dragons de terre,il n'appréciait pas l'eau. Hydronoé le maintint à distance en l'attaquant avec des vagues puissantes tout en maintenant le bouclier aquatique qui ondulait dans les airs. Il excellait dans la maîtrise de son élément mais il ne tarderait pas à se fatiguer. Lisbeth s'exclama :
- C'est bon : l'œuf ne présente plus la moindre trace ! Il est à nouveau intact !
- Le pouls de Firenza est en baisse ! s'affola Brazidas. Elle a perdu trop de sang !
- Essaie de la garder en vie, ordonna Aymeric. Nous avons déjà perdu Zacharie et Gébald, pas deux de plus !
Après cela le jeune homme s'élança vers Hydronoé et cria :
- Ouvre le mur !
Son jumeau ne posa pas de question et obéit. Le bouclier d'eau se scinda en deux, créant une faille assez large pour laisser passer Aymeric. Le chevalier dragon passa de l'autre côté et se retrouva nez-à-nez avec Sandor.
Il esquiva un mauvais coup de crocs grâce à ses réflexes. L'attention du dragon de terre fut détournée par un jet d'eau qui s'écrasa sur sa gueule avec tant de force que sa tête se retrouva projetée vers l'arrière.
Aymeric profita de la diversion. Il le contourna en courant aussi vite que possible. Il ne se retourna pas et s'enfonça dans les ténèbres de la mine. Il entendit le rugissement de colère de Sandor dans son dos et accéléra la cadence. Il bifurqua dans le premier tunnel venu et continua sa course. Il ne s'arrêta que lorsqu'il fut certain d'avoir semé le dragon fou.
Il ne voyait pas à deux pas devant lui. Il reprit sa respiration tout en fouillant dans son sac, d'où il extirpa une bougie. Il alluma la mèche et la lueur tremblotante créa des ombres mouvantes sur les parois grisâtres. Ici le tunnel était trop étroit pour permettre le passage de Sandor, il serait en sécurité. Il ne lui restait qu'à trouver Gordon.
Plus facile à dire qu'à faire. Combien de galeries comportait cette mine ? Bonne question. Mais il ne partirait pas sans son ancien mentor. Il était venu pour le chercher et il repartirait avec lui. Il se mit en quête de Gordon en l'appelant à voix basse, comme si le son de sa voix risquait d'attirer un monstre. Il ne sait pas combien de temps il déambula dans les galeries tortueuses et vides de vie.
Il repassa souvent au même endroit comme l'indiquait la trace de ses semelles sur le sol recouvert de poussière et de fragments de pierre. Il y a en avait d'autres, dont des empreintes de bottes similaires à celle des chevaliers dragon mais il eut beau les suivre, il ne trouva pas Gordon.
Plus il tournait en rond plus sa colère croissait. Contre qui ? Ou quoi ? Il ne savait pas avec exactitude. Mais elle était là et le dévorait de plus en plus férocement, si bien qu'il finit par donner un coup de pied dans un caillou en hurlant :
- Putain de mine !
Il se rendait compte que son comportement était ridicule mais cela ne l'aida pas à se calmer, bien au contraire. Qu'il se sentait stupide à errer partout avec sa bougie dont la cire lui brûlait les doigts en criant «Gordon, Gordon» !
A quoi s'était-il attendu en se précipitant ici sans plan d'action et en fonçant tête baissée ? Était-il le dernier des idiots, incapable d'établir une stratégie ? Il poussa de nouveaux jurons en se retenant de se gifler. Quelle incompétence ! Et il se prétendait chevalier dragon ?
- Aymeric ? chuchota une voix bien connue juste devant lui.
Il brandit sa chandelle en direction de celle-ci. La silhouette de Gordon se découpa dans les ténèbres. Son ancien maître était encore plus débraillé qu'à l'accoutumée. Ses vêtements sales et déchirés lui donnaient l'allure d'un vagabond et la poussière qui maculait ses bottes et son visage ajoutait à cette impression. Il boitait et du sang séché ainsi qu'un trou donnait à son pantalon une triste allure. Aymeric sentit le soulagement l'envahir et éclipser un instant sa colère.
- Gordon ! Excuse moi d'avoir été si long. Tu es blessé ?
- Si tu savais comme je suis heureux de te voir petit ! J'ai un trou dans le mollet mais rien de bien méchant. Comment est-ce que tu as réussi à venir jusqu'ici ?
- J'ai faussé compagnie à Sandor, expliqua brièvement le jeune homme. Montre moi ta jambe.
Il n'attendit pas la réponse de Gordon et s'agenouilla pour examiner la plaie. Il défit le bandage effectué par le chevalier dragon et grimaça. Ce dernier avait dit «rien de bien méchant» mais il mentait. La chair blessée profondément suintait du pus et avait une couleur marron.
L'odeur qui s'en dégageait souleva le cœur du jeune homme qui comprit que son maître avait besoin de soins de toute urgence. Sa colère augmenta d'un cran en constatant qu'il n'était pas arrivé à temps et que Gordon allait plus mal qu'il ne voulait bien l'admettre. Il serra les poings et dit entre ses dents :
- Nous devons sortir d'ici. Tout de suite.
- Sandor bloque la sortie. Tu es parvenu à passer seul mais je ne pense pas que tu puisses réitérer cet exploit avec moi dans les pattes. Je vais te ralentir.
- Nous trouverons un moyen ! s'écria Aymeric en frappant le sol. Vous ne resterez pas là !
- Du calme mon garçon ! Mon était est si préoccupant que ça ?
Aymeric allait hurler que oui mais la question de son ancien mentor provoqua une réelle perplexité en lui. Malgré sa rage il s'efforça de réfléchir et de mettre le doigt sur ce qui clochait. Après tout il n'y avait aucune raison pour qu'il monte sur ses grands chevaux.
La situation était tendue mais il avait d'ordinaire les nerfs solides et avait vécu plus périlleux que ça. La lumière se fit dans son esprit et au lieu de retrouver son calme il s'énerva d'avantage, agacé de ne pas avoir fait le lien plus tôt et de s'être laissé piégé comme le dernier des imbéciles.
- Pourquoi n'y ai-je pas songé avant ?! s'exclama t-il.
- Qu'est-ce qui se passe ? Tu as une idée pour sortir de cet enfer ?
- Malheureusement non mais il va falloir sinon je vais devenir ingérable.
Gordon demeura silencieux, ne sachant pas comment interpréter cette information. Finalement il demanda avec une grimace :
- Tu veux dire que cet endroit t'affecte ? Comment est-ce possible ? Il n'a d'effet que sur les dragons !
- Mais je suis à moitié dragon ! hurla Aymeric qui arrivait à bout de patience.
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Chevalier dragon : Tome 3 : Le crépuscule du monde
פנטזיהDe retour de mission, Aymeric et ses compagnons n'ont pas le droit au repos. Ils partent seconder leurs aînés à Ronto, où un mal mystérieux plongent les dragons dans une rage profonde. L'arrivée soudaine du roi de Talenza et les nouvelles inquiétant...