Chapitre 28 : Le voyage de retour

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Quelques jours auparavant au royaume des dragons, un enlèvement dans les règles de l'art et un mariage empêché plus tard :

Alaman entraîna Lisbeth dans les rues de la capitale au pas de course. La princesse riait hystériquement depuis plusieurs minutes sans savoir pourquoi. La pluie ruisselait sur son visage et alourdissait sa robe. Les rares passants leur jetaient des regards stupéfaits ou méfiants. Il faut dire que ce n'était pas tous les jours qu'ils voyaient une mariée hilare courir sous des trombes d'eau au bras d'un élégant jeune homme comme si leur vie en dépendait. Ils s'autorisèrent une pause pour reprendre leur souffle aux abords du lac. Lisbeth se tenait les côtés et un éclat de rire lui échappait de temps à autre.
- Qu'est-ce qui te fait rire ? demanda Alaman.
- Je n'en ai pas la moindre idée !
Elle recommença à ricaner sans pouvoir se contrôler.
Elle avait chaud malgré la pluie qui glaçait sa peau. Son être entier la brûlait du désir de quitter ce royaume, de regagner son vrai foyer. Deux ombres passèrent au-dessus d'eux et les gouttes de pluie furent balayées par de puissants coups d'ailes. Firenza et Brazidas descendirent du ciel sous leur forme de dragon et se posèrent en s'ébrouant. Le sol vibra quand ils atterrirent et Lisbeth remarqua les sacs de voyage accrochés à leur flanc.
- Quittons d'abord la capitale, décida Alaman. Tu te sens capable de monter à cru ?
Pour qui la prenait-il ? Une débutante ? Elle montait en amazone, et en robe, à cheval bien avant lui. Elle se hissa sur Brazidas avec aisance et lui lança un regard triomphant. Il leva les yeux au ciel avant de grimper à son tour à l'arrière du cou de Firenza. Les dragons étendirent les ailes et s'envolèrent souplement.
Lisbeth poussa un cri de victoire et de bonheur qui se perdit dans le vent. Libre ! Elle était libre ! Elle étreignit le cou de Brazidas. La chaleur qui se dégageait de ses écailles la réchauffa. La trajet fut plus périlleux qu'elle se l'était figuré. La pluie cinglait son corps sans relâche et rendait ses doigts glissants. Elle tint bon jusqu'à ce qu'ils se posent dans un renfoncement rocheux qui les protégeait de la pluie, quelque part dans la montagne.
- Mission évasion réussie ! fanfaronna Brazidas.
- Pour une opération de dernière minute nous nous en sommes bien tirés, ajouta Firenza avec un ton légèrement accusateur.
Alaman eut un sourire d'excuse et lui dit en descendant :
- Je t'expliquerais plus tard, d'accord ?
- J'y compte bien, grogna sa jumelle.
Pendant qu'ils se chamaillaient, Lisbeth extirpa sa tenue de vol de son sac et entreprit de retirer sa robe. Mais à cause de l'eau qui empêchait le tissu de glisser et les laçages dans le dos qu'elle ne parvenait pas à desserrer, elle n'arrivait à rien sinon à gesticuler ridiculement. Elle commença à se contorsionner dans tous les sens pour se dévêtir de cette horreur, sans succès. Alaman gloussa.
- Tu inventes une nouvelle danse ?
- Ah, ah ! Très spirituel ! Au lieu de te moquer, viens m'aider.
Elle pensait que le rouquin allait refuser ou au moins hésiter en remettant sur le tapis son refrain favori : "Je ne peux pas te toucher, tu es fille de roi, et patati et patata". Sauf qu'au lieu de rechigner en prétextant une excuse, il vint lui prêter main forte. Elle sentit ses doigts délasser le nœud dans son dos et desserrer les lacets avec délicatesse.
Le poids de la robe se fit moins étouffant et elle sentit l'étoffe détrempée se détacher de sa peau. Elle laissa Alaman faire glisser le tissu à ses pieds et sentit ses mains lui effleurer le dos. Un frisson la hérissa. Elle n'était qu'en sous-vêtements, dos à lui. En sous-vêtements prévus pour sa nuit de noce qui plus est. Autant dire qu'ils couvraient le strict minimum.
- Merci, dit-elle sans laisser transparaître ses émotions.
- De rien, répondit-il d'un ton égal.
Elle alla de son côté et lui du sien. Ils se changèrent en silence, sans un mot. Brazidas se pencha vers elle et murmura :
- Qu'est-ce qui se passe entre Alaman et toi ?
Si seulement elle le savait ! Le comportement du rouquin lui échappait complètement.
Elle se répétait qu'il l'avait aidé à fuir son mariage pour la remercier de l'avoir aider dans le nord mais son cœur de romantique clamait une autre raison. Et si...? Elle préférait ne pas trop y croire.
- Il ne se passe rien, dit-elle.
- Il s'est opposé à ton mariage.
- Je sais très bien, j'étais là. D'ailleurs il n'était pas le seul. Toi aussi tu t'es levé.
Embarrassé, Brazidas oscilla d'une patte sur l'autre.
- Pardon, je ne voulais pas te faire honte. C'est juste que...
- C'était très courageux, déclara Lisbeth.
- Tu le penses vraiment ? la questionna t-il.
- Si je te le dis, idiot. Je ne m'attendais vraiment pas à ce que tu veuilles t'opposer. Merci.
Elle appuya la tête contre l'épaule écailleuse de son jumeau. Alors qu'elle s'autorisait ce contact, la voix de Brazidas résonna dans son esprit, émue :
J'ai toujours rêvé que tu fasses ça ma sœur. Avoir juste un mot, juste un geste de ta part qui me prouve que tu tiens à moi, rien qu'un peu...
C'était la toute première fois qu'elle l'entendait. D'abord surprise, elle se ressaisit et répondit mentalement :
Je suis désolée.
À son tour il sursauta. Des années après l'éclosion de son jumeau, Lisbeth ressentit pleinement le lien qui les unissait. C'était comme une corde impalpable qui les reliait, impossible à briser. Elle laissa tomber toutes ses défenses et ouvrit ses sens à ce lien qu'elle repoussait depuis trop longtemps. Alors qu'elle se tenait toujours le front pressé contre son frère, elle sentit sa conscience glisser et se fondre dans celle de son jumeau.
Elle se vit appuyé contre lui et à moitié habillée, depuis le haut. Elle s'observait par les yeux de Brazidas. Et encore plus que ça : elle ressentait les émotions qui animaient son jumeau. Il était si heureux qu'elle s'ouvre enfin à lui, qu'ils se rapprochent. Avant il avait été si seul, éternellement rejeté par sa sœur et incapable de la comprendre. Face à cet abyme de tristesse et de solitude qui lui causa un choc, Lisbeth regagna son propre esprit.
Elle n'avait jamais soupçonné la détresse que son jumeau ressentait. Elle pensait qu'il la détestait ou au moins qu'il était fâché contre elle. Comment avait-elle pu se montrer aussi aveugle ? Il souffrait en silence de ses refus de le traiter comme son frère d'âme. Il tentait depuis des années de se montrer digne d'elle pour qu'elle le remarque.
Et elle, depuis tout ce temps, elle n'avait songé qu'à sa petite personne. Car au fond, sous quel prétexte l'avait-elle tenu éloigné d'elle ? Son but premier avait été qu'il ne s'attache pas à elle. Mais dès le début, Brazidas l'avait considéré comme une sœur. Au premier regard, au premier battement de cœur.
Elle avait tout fait de travers. Son jumeau lui ressemblait plus qu'elle le croyait : comme elle avec ses parents, il avait multiplié les efforts pour se faire remarquer. Et elle l'avait tout bonnement ignoré. Elle ne valait pas mieux que ses géniteurs qui l'avaient mise au monde pour la négliger après. Elle serra les dents à s'en faire mal à la mâchoire. Plus jamais elle ne se comporterait ainsi. À partir de maintenant elle prendrait soin de Brazidas comme il le méritait. Après tout il était né après elle, il était son petit frère.
- Ne te sens pas coupable, chuchota Brazidas. Je sais que tu n'as pas fait ça pour me nuire.
- Pourtant c'est ce qui s'est produit, dit-elle d'une voix enrouée.
- Ne pleure pas Lisbeth.
- Trop tard.
Elle laissa ses larmes de culpabilité s'échapper de ses yeux , le visage enfoui tout contre son frère à la chaleur réconfortante. Celui-ci l'entoura dans une de ses ailes, comme pour la protéger. Elle se reprit après quelques minutes de pleurs silencieux. Lisbeth essuya ses joues et termina de s'habiller.
- Vous êtes prêt à partir ?les interrogea Alaman.
Est-ce qu'il l'avait vu ou entendu pleurnicher ? Elle espéra que non. En lui tournant le dos, elle passa ses lunettes de vol et hocha la tête. Ils retournèrent à dos de dragon et reprirent la voie du ciel, toujours sans selle. Malgré la météo, voler avec l'équipement adéquat facilitait les choses. Ils firent un second arrêt pour récupérer les harnais et les gigantesques selles cachées plus en contrebas. Aymeric va nous en vouloir à vie, songea la jeune femme.
Ils volèrent une partie de la nuit et se posèrent quand leurs jumeaux dragons furent à bout de forces. Ils atterrirent aux abords d'une forêt obscure et montèrent rapidement le camp en tâtonnant dans la nuit noire. Lisbeth trébucha plus d'une fois contre une racine ou une butte. Ils essayèrent d'allumer un feu mais le bois, trop mouillé, ne prit pas.
Ils se résignèrent à demeurer dans les ténèbres nocturnes. Brazidas et Firenza, épuisés, allèrent dormir sans manger. Quant à Lisbeth, elle grignota des fruits et de la viande séchés en compagnie d'Alaman. Ils conservèrent un silence fatigué.
Elle alla se coucher dans sa tente aux côtés de son jumeau après s'être débarrassée de sa tenue de vol trempée. C'est l'air vif du petit matin qui la tira du sommeil. En dépit de la chaleur que dégageait Brazidas, elle tremblait. Lisbeth étira ses membres raides, engourdis par le froid, avant de se lever en conservant sa couverture sur ses épaules.
Dehors la pluie avait cessé mais l'herbe était encore humide. Elle entreprit de trouver un point d'eau pour se laver le visage et remplir sa gourde. Elle découvrit un petit étang clair, idéal. Pendant qu'elle se frottait énergiquement le visage pour chasser les dernières traces de fatigue, elle s'interrogea sur la suite des événements. Au château des gardes elle serait tranquille pendant un temps, avant le retour des autres chevaliers dragons et de sa famille.
Sa mère serait folle de rage. Lisbeth se dit que sa génitrice déciderait peut-être de la renier. Étrangement, cette idée ne l'effraya pas. Ne plus être liée à la famille royale...Plus de vie facile, certes, mais au moins elle serait libre de vivre comme bon lui semblait.
Cependant elle demeurait l'unique héritière et son père refuserait catégoriquement de la laisser partir, peu importe à quel point elle le couvrait de honte. Mais si ce n'était pas elle qu'ils puniraient alors la faute retomberait sur Alaman.
Elle se figea, à mi-chemin de plonger sa gourde dans l'eau glacial. Par son geste fou pour la sauver de ce mariage, le jeune homme originaire du nord s'était placé dans une position dangereuse. Il risquait sa place de chevalier dragon. Car même si ce genre de soldat était rare et précieux, elle doutait que ses parents laissent Alaman en paix après ses agissements. Tout ça par sa faute.
Prise de remords, elle regagna le camp presque en courant. Alaman sortait à peine de sa tente quand elle arriva, le regard encore perdu dans le vague. Sans lui laisser le temps d'émerger, elle attrapa le rouquin par les épaules et dit d'un ton sans appel :
- Je t'ai forcé.
Alaman fronça les sourcils en faisant la grimace. Il appréciait peu ce premier contact de la matinée, trop brutal à son goût.
- Bonjour à toi aussi, marmonna t-il.
- Tu diras que je t'ai manipulé, que je t'ai obligé à m'enlever.
- Mais qu'est-ce que tu racontes ? Tu es sûre que tu vas bien ?
Qu'il était stupide quand il s'y mettait ! C'était pourtant facile à comprendre ! Elle insista en plongeant son regard dans celui d'Alaman:
- Je t'ai forcé à m'enlever lors du mariage. Je t'ai menacé en te faisant croire que j'allais te chasser du château des gardes si tu n'obéissais pas.
- Quoi ? Mais c'est faux ! Je l'ai fait de mon plein gré !
- Ce n'est pas ce qu'il faudra dire devant mes parents, triple idiot ! Est-ce que tu le fais exprès ? Je te dis de leur dire que je t'ai contraint à m'enlever, tu comprends ?
Il se dégagea et dit en croisant les bras sur le torse :
- Je n'ai pas besoin que tu me dises quoi faire et je ne mentirais pas à mon roi. J'assumerais mes choix, jusqu'au bout.
Lisbeth admira son honnêteté autant qu'elle la déplora. Elle se décida rapidement et déclara :
- Très bien. Alors je le dirais pour toi. Et je ferais croire à tout le monde que tu ne veux pas dire la vérité parce que je t'ai dit que je blesserais Firenza si tu parlais.
- C'est ridicule ! s'exclama Alaman. Personne ne va te croire !
- Je suis bonne comédienne.
- Alors je dirais le contraire et je prouverais que tu ne fais que mentir !
- Tu n'oserais pas !
- Je suis un bon empêcheur de tourner en rond.
Ils se défièrent du regard, les prunelles chargées d'éclairs menaçants. Lisbeth susurra :
- Que le meilleur gagne.
Ils se détournèrent l'un de l'autre et elle s'éloigna à grands pas, furieuse. Pourquoi refusait-il son aide ? Il était tellement borné ! Infernal ! Pénible ! Irritant ! Elle avait envie de faire demi-tour pour le gifler, le pousser, le forcer à réagir. Dans la tente, Brazidas dormait toujours. Elle attendit son réveil, assise sur son sac de voyage, en ruminant sa mauvaise humeur.

Chevalier dragon : Tome 3 : Le crépuscule du mondeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant