Il attendit quelques secondes, dans l'attente d'un phénomène quelconque qui annoncerait la venue de la déesse mais rien ne se produisit. Il se releva, étrangement déçu. Praeslia n'avait sans doute pas de temps à lui accorder. Il sursauta en se retournant et faillit porter la main à son épée. Elle était là.
Adossée contre le mur le plus proche, vêtue de cuir noir et de pièces d'amure lui recouvrant les épaules, le torse, les poignets et les genoux. Une épée pendait de chaque côté de sa taille et la tête d'une hache d'une taille improbable dépassait par-dessus son épaule. Elle dégageait une aura de puissance écrasante. Elle déclara en venant vers Aymeric :
- Je pensais que tu ne voudrais jamais me parler.
- J'ai hésité, avoua t-il. Mais il le faut, j'en ai besoin.
- Je t'écoute, l'invita t-elle à parler en s'arrêtant devant lui.
- Pourquoi m'avoir mis au monde ? demanda t-il de but en blanc. Vous savez comment sont vos enfants, la violence qu'ils portent en eux et la méfiance qu'ils provoquent. Alors pourquoi ? Vous vous êtes entichée de Médéril et vous avez décidé de lui offrir un enfant ? J'ai du mal à le croire.
Praeslia perdit son sourire et son visage se ferma, soudain plus dur que la pierre. Son ton demeura cependant étonnamment doux quand elle répondit par une autre question :
- Ton père ne t'as pas raconté cette partie de l'histoire ? Pourquoi je suis allée à sa rencontre ? Et, par mes frères et sœurs, arrête de me vouvoyer. C'est à ta mère que tu t'adresse, pas à la déesse.
Aymeric ignora sa dernière remarque et répondit à sa question :
- Non. Il a simplement mentionné que vous avez fait connaissance dans les jardins du palais royal où il s'entraînait souvent à l'épée. Il m'a dit que tu étais venue le voir sous l'apparence d'une fille de Praeslia, sans lui révéler ta vraie identité. Ensuite il a évoqué vos entraînements communs, votre rapprochement et la dispute entre vous quand tu lui as révélé ta véritable identité. S'en est suivi l'incendie du palais qui a coûté la vie à la moitié de la famille royale et duquel tu l'as protégé en faisant bouclier de ton corps entre les flammes et lui, ton soutien lors de son deuil et ce qui en a découlé...Il y a autre chose que je devrais savoir ?
- Oui mais je n'ai aucune envie de te le dire. Tu te méprendrais. Pour moi, ce n'est pas important. Tu es mon fils et le seul de mes enfants pour lequel j'éprouve de l'affection, duquel je ne voulais pas me séparer. Te remettre à ton père a été un réel déchirement.
- Pourquoi ne pas m'avoir gardé à vos côtés ? l'interrogea Aymeric.
- Les humains ne sont pas faits pour vivre avec les dieux, dit-elle avec regret. Notre monde n'est pas le vôtre et mes activités m'empêchaient de te consacrer autant de temps que je le désirais. En grandissant, tu te serais ennuyé loin de la civilisation et sans amis de ton âge. Il était préférable que tu vives avec ton père parmi les mortels, expliqua la déesse.
- Mais ça ne s'est pas passé comme prévu.
- En effet, siffla Praeslia d'une voix brusquement vibrante de colère. J'ai vu ce qui s'est produit, je t'ai observé toute ton enfance et chaque fois qu'il t'arrivait malheur, je ne pouvais pas intervenir.
- Comment ça ? Qu'est-ce qui t'empêchait de le faire ? s'étonna le jeune homme. Tu es la déesse de la guerre, qui peut te tenir tête ?
- Quelqu'un qui voit plus loin que moi et qui a conscience de l'importance que tu auras dans le futur.
Cette remarque fit tiquer Aymeric qui assembla lentement les éléments dans son esprit en y repassant mentalement la conversation. Il serra les dents en sentant qu'il mettait le doigt sur une vérité désagréable. L'intérêt de la déesse de la guerre pour le roi Médéril était purement intéressé si sa théorie était juste. Il demanda en contenant mal sa colère et son dégoût :
- On t'a demandé d'avoir un enfant avec le roi Médéril, n'est-ce pas ? Tu l'as séduit et tu as profité de ses sentiments pour que je vois le jour, je me trompe ?
- Tu as raison, répondit la déesse sans la moindre hésitation.
Aymeric retint un hurlement de rage et de dépit. Comment avait-il pu être aussi naïf ? Penser qu'une déesse pouvait sincèrement aimer un humain, quelle plaisanterie ! Et dire que le roi Médéril avait encore des sentiments pour Praeslia après tout ce temps ! Alors qu'elle n'avait fait que se jouer de lui.
Tout comme elle le manipulait certainement en affirmant l'aimer. Il haïssait par-dessus tout la malhonnêteté et la trahison. Subir les deux d'un coup était trop pour lui. Praeslia s'apprêtait à parler mais il préféra quitter la chapelle plutôt que d'entendre encore un mot sortir de la bouche de celle qui prétendait être sa mère.
- Où vas-tu ? s'enquit-elle.
- Loin de toi. Tu mens depuis le début, tu n'as fait que t'amuser ! D'abord avec Médéril, puis avec moi. Est-ce que tu sais qu'il t'attend toujours ? Est-ce que tu t'en soucies, ne serait-ce qu'un peu ? Pars, j'ai eu tort de t'appeler.
Il atteignait l'entrée quand une lame siffla à ses oreilles. La tête d'une hache entra dans son champ de vision, à quelques centimètres de son nez. Il pouvait voir son visage impassible et ses yeux emplis de colère se refléter dans l'acier poli.
- J'aimerais sortir, dit-il.
- Je n'ai pas fini, rétorqua sa mère qui lui barrait l'accès à l'extérieur.
- Qui dit que j'ai envie de t'entendre ? Tu as confirmé que c'était vrai et maintenant je sais pourquoi j'existe : à cause des caprices des divinités qui jouent avec les vies humaines !
Il tira son épée à la fin de sa phrase et frappa la hache de sa lame avec violence, l'écartant de son passage. Il bondit à l'extérieur et la hache se figea dans le sol à ses pieds, en lui bloquant de nouveau le chemin.
Praeslia se jeta sur lui en brandissant une de ses épées. Aymeric leva la sienne et les deux lames se fracassèrent l'une contre l'autre avec un son aigu qui fit vibrer l'air. Aymeric foudroya Praeslia du regard et elle fit de même.
Ils se dégagèrent pour attaquer de nouveau. Chaque coup se répercutait dans tous les os du jeune homme. Après quelques attaques, Praeslia redoubla d'ardeur et Aymeric perdit peu à peu le duel mais refusa de se rendre.
Il persévéra et frappa encore et encore, inlassablement. Sa colère lui donnait la force de lever et abattre son épée, de bloquer les coups toujours plus puissants de son adversaire. L'affrontement s'étira et il commença à montrer des signes de fatigue alors que Praeslia demeurait inchangée. Elle ne tremblait pas et ne suait pas, contrairement à lui.
Il n'abandonna pas pour autant et puisa au fond de lui-même pour combattre jusqu'à ce qu'il ne tienne plus debout. Quand la force vint à lui manquer dans les jambes, il s'écroula à genoux, la respiration courte et le corps agité de soubresauts. Praeslia se dressait face à lui, nullement ravie par sa victoire.
- C'est vrai, dit-elle. Au début je l'ai manipulé puis les choses ont changé. Je l'ai aimé, sincèrement aimé. Ça n'avait rien d'un jeu et tu n'es pas né d'un odieux mensonge. Notre union était consentie. J'ai dit la vérité à ton père sans rien lui cacher et il l'a accepté.
Aymeric peinait à la croire. Il se sentait perdu, redevenait brusquement un enfant incertain et à la tête pleine de questions. Praeslia lâcha son arme et s'agenouilla face à lui. Elle saisit ses mains tremblantes et meurtries dans les siennes. Il n'eut pas la force de se dégager.
- Il est aussi vrai qu'on m'a demandé de te mettre au monde mais tu ne dois pas douter une seule seconde de l'amour que je te porte. Tu es mon fils. Ton père et toi êtes ce que j'ai de plus précieux au monde. Nous avons été séparé car c'est ce qui était le plus favorable pour toi, pour que tu arrives là où tu en es aujourd'hui. Mais je te promets que je n'ai jamais voulu t'abandonner à cette vie de misère de mon plein gré, tout comme je ne désirais pas renoncer à ton père.
Aymeric ne savait plus quoi dire. Sa tête lui hurlait de ne pas faire confiance à Praeslia mais son cœur la croyait entièrement. Il se mordit la lèvre inférieure et fit ce qui lui sembla le plus naturel : il posa la tête contre l'épaule de sa mère. Celle-ci eut un sursaut de surprise et l'étreignit maladroitement.
Il se laissa faire, brusquement plus apaisé. Elle le berça contre elle comme s'il n'était qu'un petit garçon et il se remémora d'anciens souvenirs qu'elle lui avait montré lors de leur première rencontre. Est-ce que je me suis emporté trop vite et pour une raison dérisoire ?, se demanda t-il en son for intérieur. Comme si elle avait lu dans ses pensées, sa mère répondit :
- Ta colère était légitime. Mais encore une fois tu tiens beaucoup plus de moi que de ton père et tu as cédé à la colère plus rapidement que ce à quoi je m'attendais. L'essentiel est que le malentendu ait été éclairci.
- Pas vraiment, la contredit Aymeric. J'ignore encore pourquoi un des dieux a voulu que je naisse.
- L'avenir te le révélera sous peu, je t'en fais la promesse. Libraca lui-même me l'a dit.
Libraca, bien évidemment. Le dieu du savoir avait le pouvoir de voir l'avenir selon les légendes. On lui prêtait la capacité de voir les différentes voies que le futur risquait d'emprunter et la façon dont se diriger vers le meilleur des chemins.
Pourquoi avait-il demandé à Praeslia de tomber enceinte du prince du royaume des dragons et de lui donner naissance ? Sans doute pour une excellente raison même si cela le mettait mal à l'aise. Naître simplement parce qu'un dieu l'avait décidé et avait forcé le cours des choses...
C'était un brin déprimant, voir dégradant, de penser qu'il devait la vie à une divinité désireuse de changer le futur. Sa mère passa la main dans ses cheveux et murmura :
- Au début je l'ai détesté pour m'utiliser ainsi mais aujourd'hui je le remercie secrètement. Car sans lui, je n'aurais pas rencontré mes deux hommes préférés.
Elle se releva ensuite et Aymeric se sentit brusquement vulnérable quand elle retira ses bras. Il se rendit compte que sa mère lui avait manqué plus qu'il ne l'imaginait, sans doute même plus que son père. La déesse de la guerre ramassa l'épée de son fils et la lui tendit avec un sourire fier.
- Tu es doué. Il te faut encore apprendre mais dans quelques années tu seras la meilleure lame du continent et même du monde entier, dit-elle tandis qu'Aymeric reprenait son arme.
Elle saisit le manche de sa hache et souleva l'imposante arme d'une main et sans forcer, comme si elle se saisissait d'une branche. Elle rangea ses armes et soupira.
- Il est temps que je m'en aille. N'hésite pas à m'appeler à n'importe quel moment ou à me parler. Inutile que tu sois dans un lieu religieux. Où que tu te trouves, pour peu que tu penses à moi, je t'entendrais.
Elle se pencha vers lui et déposa un baiser sur son front, plus doux qu'une brise.
- A bientôt mon fils.
En un battement de cil, elle n'était plus là. Aymeric ravala sa déception. Paradoxalement cette discussion le laissait insatisfait mais heureux. Il n'avait pas toutes les réponses à ses questions mais certains points étaient clarifiés.
Il baissa le regard vers son épée avec un léger sourire. Attaquer sa mère, la déesse de la guerre, quelle audace ! Elle aurait pu le tuer mille fois. Les légendes s'accordaient pour dire à quel point Praeslia était impulsive et sanguinaire. Pourtant, alors qu'il s'acharnait sur elle, sa mère avait conservé un calme impassible. Qu'elle lui épargne sa rage guerrière était sans doute un signe de son attachement.
Il se demanda si elle avait dit la vérité à propos de son affection pour Médéril. Sans aucun doute, lui souffla son instinct. Lors de leur première rencontre, elle avait pris la défense du roi et ne cessait de répéter qu'elle tenait à lui. La déesse de la guerre avait de nombreux défauts mais pas celui de mentir. Aymeric se sentit désolé pour eux.
D'un côté Médéril aimait Praeslia mais avait déjà une femme et n'était qu'un mortel. De l'autre Praeslia ressentait la même chose mais ne pouvait pas se permettre de faire irruption dans la vie du roi à cause de sa nature divine. Quel intérêt de leur donner une chance de s'aimer si c'était pour les séparer ensuite ? Le destin était cruel, surtout quand un dieu en tirait les ficelles...
Le jeune homme regagna le palais, songeur. Lysange l'attendait, assise sur les marches du grand escalier. Elle se leva à son arrivée et fronça les sourcils en avisant son attitude débraillée, ses vêtements poussiéreux, son visage couvert de sueur et ses mains cloquées à force d'avoir trop serré la garde de son épée durant son affrontement avec Praeslia.
- Qu'est-ce qui t'es arrivé ?
- J'ai parlé à ma mère, répondit Aymeric en employant un ton rassurant.
Sa compagne pâlit et demanda d'une petite voix :
- Ça s'est mal passé ?
- Disons que nous sommes bien du même sang, il n'y a aucun doute. Je me suis un peu emporté et nous nous sommes battus. Comme tu t'en doutes, j'ai perdu. Après seulement nous avons conversé plus calmement. En dehors de mes mains je suis sain et sauf, rien que des bandages et un peu de baume ne puissent soigner.
Lysange sembla rassurée et l'entraîna vers l'herboristerie où elle attrapa un onguent et des bandes de tissu propre. Elle le soigna avec douceur et dit :
- Il faut toujours que tu te confrontes aux autres avant de faire la paix avec eux, n'est-ce pas ?
- Tout le monde sauf toi, admit-il.
Ils s'embrassèrent et passèrent le reste de la journée ensemble, à flâner à l'extérieur en profitant du soleil et de l'air tiède. Après ces deux missions successives il était bon d'être de retour et d'avoir du temps pour soi loin des combats, des négociations et des préparatifs de voyage. Aymeric retrouva les bains et le banquet avec plaisir même si quatre de ses amis manquaient à l'appel.
Avant de se coucher, il écrivit un rapport détaillé au roi d'Alembras et une lettre à son père pour lui donner des nouvelles. Il les déposa dans la boîte à l'intention du messager et alla se coucher après avoir lu quelques pages racontant la quête d'un chevalier et de son écuyer pour sauver une princesse, épaulés par une envoyée des dieux assez loufoque.
Il dormit longuement et se leva quand le soleil était haut, ce qui l'étonna. La mission l'avait épuisé plus qu'il ne le croyait à moins qu'il s'agisse de son duel contre sa mère au cours duquel il s'était dépensé jusqu'à s'effondrer à genoux. Il s'habilla et remarqua en vérifiant l'état de ses mains que si les cloques n'étaient qu'un mauvais souvenir
En revanche l'un de ses ongles était totalement noir. Il grimaça. Il s'était sans doute blessé la veille en combattant Praeslia. A en juger par la couleur de son ongle, il ne tarderait pas à tomber. Il appuya doucement dessus. Au moins il ne le faisait pas souffrir.
Il descendit dans les cuisines où le chef lui offrit du pain chaud, des fruits et des œufs à la poêle avec du lard grillé en guise de petit-déjeuner. Ils discutèrent pendant que l'un mangeait et quel'autre cuisinait. Aymeric fit la vaisselle pour ne pas déborder les serviteurs officiant aux cuisines et qui s'affairaient déjà pour préparer le repas de midi. Il salua le chef en partant et croisa Hydronoé et Sandor qui quittaient la salle du banquet :
- Il fait beau aujourd'hui, qu'est-ce que tu comptes faire ? demanda joyeusement le dragon d'eau.
- M'envoler aussi vite que possible pour retrouver ma famille. Elle me manque, expliqua son aîné.
Le dragon de terre était moins désespéré qu'hier mais ses traits demeuraient tristes et tirés. Prendre du temps pour lui et les siens lui ferait le plus grand bien. Aymeric le salua en passant devant eux et s'assura de transmettre toute sa sympathie à Sandor qui lui rendit son salut d'un signe de la main.
Aymeric passa le reste de la journée à s'entraîner dans la salle d'armes, à mettre ses carnets de voyage au propre et à lire. Le soir, après le repas, il resta dans la salle de banquet et joua aux cartes avec Hydronoé, Brazidaset Ourania. La jumelle de Lysange gagna toutes les parties, provoquant l'indignation de son frère de feu.
- Tu triches, ce n'est pas possible !
- C'est toi qui ne sait pas jouer, répondit calmement la dragonne d'air.
- Montre-moi tes manches ! Je suis certain que tu caches des cartes dedans !
Ourania se laissa inspecter sans rechigner et comme Brazidas ne découvrit rien, ils reprirent la partie plus calmement. Dès que le dragon de feu était séparé de Lisbeth il devenait plus accessible, moins hautain et presque enfantin. Sa sœur humaine avait vraiment une mauvaise influence sur lui. Quelques jours passèrent dans cette quiétude relative où chacun en profitait pour se reposer.
Sandor n'avait pas refait surface mais Gordon rassura tout le monde en annonçant qu'il se remettait des péripéties dans la mine en restant auprès de sa famille. Hydronoé écrivit une lettre à son mentor pour lui demander des nouvelles. En dépit de la tranquillité, les chevaliers dragons attendaient tous sans le dire le retour des membres manquants.
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Chevalier dragon : Tome 3 : Le crépuscule du monde
FantasíaDe retour de mission, Aymeric et ses compagnons n'ont pas le droit au repos. Ils partent seconder leurs aînés à Ronto, où un mal mystérieux plongent les dragons dans une rage profonde. L'arrivée soudaine du roi de Talenza et les nouvelles inquiétant...