Aymeric comprenait mieux les motivations de son meilleur ami après les explications de Lisbeth. Alaman n'avait pas de vues sur la princesse : il désirait l'empêcher de vivre malheureuse tout comme elle l'avait fait pour lui. Finalement il ne s'était comporté ainsi que pour payer sa dette. L'explication de Lisbeth satisfaisait pleinement le jeune homme. Une question demeurait : pourquoi Alaman le fuyait de la sorte ? Pensait-il qu'Aymeric allait le réprimander ? Le demi-dieu décida de passer l'éponge sur le comportement de son frère d'arme.
Comme il ne harcelait plus son compagnon d'arme, Alaman se détendit progressivement et ils eurent une conversation chez Aymeric, assis autour de la table de la salle à manger. Le rouquin lui raconta une version similaire à celle de Lisbeth, pour la plus grande satisfaction du jeune homme. Ainsi il savait que ses deux compagnons ne lui mentaient pas et que leur cohésion de groupe demeurait intacte et même renforcée.
Après ce séjour mouvementé au royaume des dragons, reprendre l'entraînement lui fit le plus grand bien. Il cachait toujours ses métamorphoses physiques du mieux qu'il pouvait mais il songeait de plus en plus à avouer la vérité. Il décida de se laisser encore un peu de temps car le second Jour approchait.
Selon les recherches de Thaha et des autres érudits, qui étudiaient jour et nuit la prophétie pour en décrypter le sens caché, le deuxième Jour consisterait en la naissance de treize enfants exceptionnels aux quatre coins du continent, des nouveaux-nés dotés de facultés hors du commun. Sur la tablette consacrée à ce miracle, et grâce à la traduction d'Alaman, il était dit que leur venue se ferait la même heure et serait annoncée par les cieux.
Confiant dans les prédictions de ses chercheurs, le roi d'Alembras avait déjà fait parvenir la nouvelle aux autres souverains en leur demandant de surveiller les moindres changements dans le ciel.
Cela se produisit en automne. Aymeric venait de rentrer avec du bois et tentait d'allumer un feu dans la cheminée tandis que Lysange préparait le repas ne chantonnant. Ils assistaient de moins en moins souvent aux banquets au château des gardes pour manger en couple. Cette habitude ne déplaisait pas à Aymeric qui ne se lassait pas de la compagnie de sa femme. Avec elle il oubliait tous ses problèmes. La fin du monde qui approchait de jour en jour, sa transformation en dragon, Zolan...
- Chéri, viens voir, l'appela t-elle en chuchotant.
Aymeric interrompit le fil de ses pensées et la rejoignit devant la fenêtre de la cuisine, curieux de savoir ce qu'elle admirait avec des yeux écarquillés. Dehors la pleine lune illuminait le ciel. Sauf qu'elle n'avait pas une teinte blafarde comme à son habitude. Ce soir elle était rousse, presque rouge.
- Une lune de sang...murmura Aymeric.
- Regarde ! s'écria Lysange en pointant quelque chose du doigt.
Une étoile filante traversa les cieux obscurs piquetés de lueurs immobiles. Elle disparut en un battement de cil puis deux autres passèrent. Puis cinq, puis dix. Leur nombre augmenta de seconde en seconde jusqu'à ce qu'elles saturent la nuit. Ce n'était plus une pluie mais une tempête !
Elle dura plus de dix minutes avant de cesser brutalement, dès l'instant où la lune retrouva sa couleur pâle. Il s'agissait du signe, aucun doute n'était possible. Il serra Lysange dans ses bras, le visage toujours levé en direction de la voûte nocturne, plongé dans un silence méditatif.
- Tu imagines...Quelque part sur le continent, treize bébés sont en train de naître. Treize petites âmes avec un grand potentiel, murmura Lysange avec émerveillement.
- Treize enfants que nous allons devoir localiser surtout, soupira Aymeric.
Il ne s'était pas trompé. Le lendemain soir, une lettre du roi arriva d'Ondre. Il expliquait avoir envoyé des messagers dans tout le royaume pour prévenir chaque village de la signification des étranges phénomènes stellaires de la veille afin que les habitants lui signalent les nouveaux-nés venus au monde ce soir-là. Il ajoutait que les autres rois agissaient de même de leur côté, afin de faciliter les futures recherches.
Les premiers enfants ne tardèrent pas à être déclarés. En moins d'une semaine, ils connaissaient déjà l'emplacement de dix d'entre eux. Trois manquaient encore à l'appel mais Aymeric espérait qu'ils ne tarderaient pas à avoir de leurs nouvelles. Pour ne pas perdre de temps, le roi d'Alembras leur ordonna de se mettre en route sans tarder, en compagnie de la garde des explorateurs. Grâce au soutien du roi Lothaire et à ses enfants-dragons qui se chargeaient de sillonner le royaume de Talenza, leur travail se retrouvait allégé.
Ils commencèrent par les enfants nés à Alembras, de manière logique. Il y en avait deux. Un dans la ville côtière de Mélidos et l'autre dans un village non loin de la frontière avec Hangaï. Les chevaliers dragons et les explorateurs se séparèrent.
Les premiers se rendirent à Mélidos, à dos de dragon. Le trajet dura moins d'une journée. Ils se posèrent en bord de mer, non loin d'une falaise. Il faisait beau pour une journée d'automne et le soleil qui sombrait lentement derrière les flots illuminait l'océan de reflets orangés.
Ils montèrent le camp sur la plage, assez loin de l'étendue salée pour que la marée ne les surprenne pas au milieu de la nuit. En dépit de la fraîcheur des flots, Hydronoé piqua une tête en compagnie d'Alaman. Les autres se contentèrent de les observer depuis la plage ou de tremper le bout des pieds dans les vagues écumantes. Assis devant sa tente, Aymeric relisait pour la seconde fois la description de l'enfant qu'il devait trouver le lendemain.
D'après les renseignements envoyés au roi d'Alembras, il s'agissait d'une petite fille brune aux yeux bleus qui résidait avec sa mère près du port. Le père de l'enfant, un pêcheur, était mort avant la naissance de la petite suite à une tempête. Le chevalier dragon se demanda quel talent exceptionnel possédait ce bébé et s'il était bel et bien né le soir de la lune de sang. Il verrait bien assez tôt si cette déclaration était mensongère ou non.
Hydronoé revint de sa baignade avec six poissons qu'Alaman se fit un plaisir d'évider. Étonnamment, Lisbeth l'aida sans se plaindre de l'odeur ou de la viscosité des poissons. Plus surprenant encore : ils ne se disputèrent pas alors qu'ils préparaient le repas. Ils ne se parlèrent pas non plus mais ils demeurèrent très proches, au point de se frôler de nombreuses fois. Aymeric observa ce manège avec amusement.
Depuis combien de temps est-ce qu'il durait ? Et surtout : est-ce que les deux intéressés en avaient conscience ? Pendant qu'ils mangeaient leur part de poisson avec un peu de riz, le jeune homme s'installa à côté de son meilleur ami. Il lui donna une tape sur l'épaule au passage, un air moqueur sur le visage.
- Qu'est-ce qui t'amuse autant ? s'enquit le rouquin.
- Toi et Lisbeth.
Alaman fronça les sourcils et malgré la lueur du feu pour seule source de lumière, Aymeric aurait juré voir ses joues rosirent.
- Quoi moi et Lisbeth ?
- Vous vous entendez mieux.
Son frère d'arme se détendit imperceptiblement et acquiesça.
- J'ai appris que derrière son sale caractère se cachait une belle personne, expliqua t-il en haussant les épaules. Il fallait simplement lui laisser une chance de dévoiler qui elle était vraiment.
Aymeric réprima un sourire. Il mourait d'envie de taquiner son ami mais l'amour n'était pas un sujet sur lequel Alaman plaisantait et il préférerait affronter un dragon enragé plutôt que d'avouer ses sentiments pour une femme. Il décida de le laisser dans le déni pour le moment. Le temps finirait par avoir raison de sa réticence. Mais tout de même : Alaman et Lisbeth...Il tourna la tête vers la princesse qui riait avec Brazidas. Depuis son retour du royaume des Dragons quelque chose avait changé en elle.
Elle restait toujours la même Lisbeth au fort caractère et au ton sec mais en mieux. Plus modérée, plus active au sein de la garde, moins hautaine. En somme, plus agréable à vivre. Aymeric appréciait le changement et l'avait souvent complimenté à mots couverts pour qu'elle continue dans cette voie. Qu'elle s'intègre enfin au groupe allait le renforcer, les souder plus que jamais.
Le lendemain, en fin de matinée, ils visitèrent la mère de la nouvelle-née. Ils n'y allèrent pas tous les dix, pour ne pas effrayer la pauvre femme. Aymeric choisi Lysange, Zacharie et Firenza pour l'accompagner. La maison correspondant au signalement était modeste. Des murs de pierres, un toit en planches recouvert de paille mélangée à de la boue.
Aymeric frappa poliment à la porte. Une femme d'une trentaine d'années leur ouvrit. Son visage fatigué la vieillissait et elle paraissait maigre. Les pleurs d'un bébé parvinrent à Aymeric. La femme les scruta d'un œil inquiet et demanda d'une voix mal assurée :
- Que puis-je pour vous ?
- Nous sommes des soldats du roi. Nous venons à cause de la lettre qui a été adressé à notre souverain concernant votre fille, expliqua Aymeric avec douceur. Pouvons-nous entrer ?
Rassurée par ses paroles, la femme s'écarta. L'intérieur était aussi modeste que l'extérieur. Les meubles en bois étaient vieux, sans doute transmis de génération en génération. La pièce principale comportait à la fois la cuisine, la salle à manger et le salon. Il y avait deux autres pièces à en juger par les rideaux masquant des ouvertures dans les murs.
Il flottait dans l'air une odeur iodée et la lumière entrait par une fenêtre au-dessus d'un plan de travail envahit par des pots en terre cuite contenant des herbes. Un petit chaudron chauffait au-dessus d'un feu, dans une cheminée crasseuse. La femme essuya les mains dans le tablier qu'elle portait par-dessus sa robe bleu pâle défraîchie.
- Pardonnez-moi de vous accueillir dans cette tenue...Si j'avais su que vous veniez aujourd'hui...Est-ce que vous voulez vous asseoir ? Vous avez soif ? Ou faim peut-être ?
Aymeric cl'interrompit d'un geste de la main.
- Ne vous dérangez pas pour nous. Nous n'allons pas nous attarder trop longtemps. Pouvons-nous voir votre fille ?
La femme hocha la tête et passa derrière l'un des rideaux. Ils l'entendirent chuchoter des paroles rassurantes pour calmer le bébé qui pleurait toujours. Elle revint avec l'enfant qui hurlait dans ses bras, un sourire désolé aux lèvres.
- Elle pleure très souvent depuis qu'elle est née. J'ai tout essayé mais je n'arrive pas à la calmer.
Elle berça la petite enveloppé dans une couverture chaude avec tendresse. Aymeric songea qu'élever un bébé seul ne devait pas être une tâche aisée. Cette femme n'avait personne pour l'aider et devait vivre pour deux. Sans son mari pour rapporter un salaire, comment vivait-elle ?
Elle tendit sa fille à Aymeric qui hésita à la prendre. Il craignait qu'elle gigote et lui échappe. Lysange vint à sa rescousse et attrapa délicatement l'être minuscule avec émerveillement. La petite était rouge à force de crier et une petite houppette de cheveux bruns ornait son crâne encore chauve par endroits.
- Elle est très belle, complimenta sa compagne.
- Tous nos voisins disent qu'elle me ressemble plus qu'à Edgar.
A l'évocation de son mari disparu, son visage s'assombrit. Aymeric lui laissa le temps de se ressaisir avant de demander :
- Votre fille n'est pas née depuis longtemps mais...est-ce qu'elle a déjà manifesté des talents spéciaux ?
- Spéciaux ? Spéciaux comme quoi ? s'inquiéta la mère. Comme les dons bénéfiques dont votre messager a parlé ?
- Exactement, acquiesça Zacharie. Puis-je examiner votre fille ?
- Pourquoi, qu'est-ce qu'elle a ?
- Ne vous inquiétez pas, ce n'est qu'une vérification pour nous assurer si les enfants nés cette nuit-là représente une particularité physique spéciale ou un moyen d'identifier leur don, lui dit Aymeric. Vous pouvez faire confiance à Zacharie.
Lysange confia la petite qui pleurait toujours au chevalier dragon originaire du désert. Dès qu'il commença à bercer l'enfant, elle se calma. La mère écarquilla les yeux.
- C'est la première fois qu'elle s'apaise aussi vite, surtout dans les bras d'un inconnu...
Aymeric partageait son sentiment. Avec des gestes précautionneux et en fredonnant une berceuse, Zacharie posa le bébé sur la table et dénoua la couverture. Il l'examina avec délicatesse, comme s'il manipulait un objet aussi précieux que fragile. Alors qu'il observait le dos de la petite, il fronça les sourcils.
- Quelque chose ne va pas ? s'enquit Aymeric.
- Les grains de beauté qu'elle a dans le dos sont intrigants. Ils me rappellent vaguement quelque chose...
Aymeric, Lysange et Firenza se penchèrent à leur tour vers l'enfant pour voir de plus près. Il y avait bel et bien des petites tâches brunes et rondes, toutes de la même taille mais disposées aléatoirement sur la peau pâle et potelée de ce petit corps. Du moins pas pas si aléatoirement que ça. Comme pour Zacharie, cette disposition était familière à Aymeric.
- C'est la constellation du dragon, dit Firenza.
Mais oui ! La dragonne avait raison ! C'était effectivement la forme de la constellation du dragon. S'ils cherchaient un signe, ils venaient de le découvrir ! Difficile de faire plus explicite. Zacharie termina son examen du bébé puis la réinstalla au chaud dans sa couverture. Loin de s'être affolée alors qu'on la retournait et qu'on soulevait ses membres potelés, la petite s'était endormie. Sa mère la récupéra et chuchota :
- Je vais la coucher et je reviens.
Pendant qu'elle s'occupait de sa fille, Aymeric dit à ses compagnons :
- Je vais envoyer une lettre au roi pour l'informer de la particularité des enfants dès que nous retournerons auprès des autres. Nous devons savoir s'il s'agit d'une coïncidence ou d'un véritable indice pour identifier ces enfants.
La mère revint et leur demanda à voix basse pour ne pas risquer de réveiller sa fille :
- Avez-vous besoin d'autre chose ?
- Non madame, répondit Zacharie. Merci de nous avoir accordé de votre temps. Prenez ceci en guise de dédommagement.
Le chevalier dragon à la peau sombre détacha une bourse de sa ceinture. La mère écarquilla les yeux en l'ouvrant.
- C'est...C'est trop, souffla t-elle.
- Considérez cela comme un cadeau pour la naissance de votre fille, sourit Zacharie.
Sidérée par la somme, elle se contenta de faire oui de la tête. Une fois à l'extérieur de la demeure, Lysange l'interrogea :
- C'est bien ton argent que tu viens de lui donner ?
- Oui. Mais elle le mérite. De toute façon je gagne plus que ce que je dépense, surtout pour un soldat qui ne court pas les maisons de plaisir. Je peux bien partager un peu, encore plus avec une mère qui a perdu son mari il y a peu...
Un peu préoccupés par le sort de l'enfant, ils regagnèrent le camp dans un silence pensif. Pendant qu'Aymeric rédigeait une lettre pour le roi d'Alembras, sa compagne et ses amis se chargèrent de faire un résumé aux autres membres du groupe.
Aymeric jeta un œil à la carte où il avait inscrit d'une croix rouge la position potentielle de chaque enfant que lui et les chevaliers dragons devaient trouver. Leur mission à Alembras s'achevait et le devoir les réclamait à Hangaï, où trois espoirs avaient été localisés.
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Chevalier dragon : Tome 3 : Le crépuscule du monde
FantasyDe retour de mission, Aymeric et ses compagnons n'ont pas le droit au repos. Ils partent seconder leurs aînés à Ronto, où un mal mystérieux plongent les dragons dans une rage profonde. L'arrivée soudaine du roi de Talenza et les nouvelles inquiétant...