Le soleil était haut dans le ciel quand son frère daigna ouvrir les yeux. Il marmonna en baillant :
- Bonjour Lisbeth. J'ai dormi longtemps ?
- Oui. Mais ça ne fait rien : tu avais besoin de repos.
- Tu es de mauvaise humeur ? l'interrogea son frère.
- Oui mais pas à cause de toi, ne t'en fais pas pour ça. Ce n'est...qu'une broutille.
- Alaman ?
- Ne me parle pas de cet imbécile ! Je n'en ai plus rien à faire, qu'il aille se faire dévorer vivant par les démons du désert ! Je le déteste !
Brazidas ne répondit rien sur ce sujet et préféra dire :
- J'ai faim.
Soulagée d'avoir enfin quelque chose à faire, Lisbeth bondit sur ses pieds et fouilla dans son sac. Elle en tira une poignée de fromage et de raisins secs. Au moment où elle tendait ses maigres provisions à son jumeau, Alaman entra avec un bol fumant entre les mains.
- J'ai préparé le petit-déjeuner. Tu en veux Brazidas ?
Le dragon de feu acquiesça avec des yeux brillants de convoitise, rivés sur le précieux repas délivré par Alaman. Lisbeth demanda, un brin vexée :
- Et moi ?
- Tu as des jambes. Lève toi et va te servir.
Elle allait vraiment se jeter sur lui pour lui faire regretter ses mots s'il continuait sur cette voie ! La jeune femme redressa le menton et quitta la tente d'un pas altier sans un regard pour ce stupide rustre du nord. Dehors une casserole bouillait sur un feu que Firenza entretenait grâce à sa maîtrise de cet élément.
Elle adressa un sourire à Lisbeth, qui ne s'y attendait pas. Elle répondit un peu timidement et se servit sans un mot, soudainement plus calme. Alaman démontait sa tente pendant qu'elle mangeait et Firenza alla discuter avec Brazidas. Quand le tatoué eut terminé de ranger, à une vitesse qui trahissait une longue habitude, il retourna près du feu avec son sac préparé.
- Le soleil est trop haut pour que nous reprenions le vol maintenant : on risquerait de nous voir. Nous allons attendre le tombée de la nuit.
C'était en effet ce qu'il y avait de plus logique à faire. Lisbeth tira donc un livre de son sac et commença à bouquiner pour passer le temps. Elle le connaissait par cœur et avait tenu à prendre cet ouvrage pour l'accompagner dans sa nouvelle vie car il était son préféré.
L'avis général le décrivait comme un roman sombre, avec des personnages trop ambivalents et complexes. C'était justement pour ces raisons que Lisbeth l'aimait. Il représentait mieux la réalité que les autres œuvres écrites, trop manichéennes à son goût. Alors qu'elle relisait pour la énième fois la scène d'empoisonnement du duc par son propre fils, Alaman demanda :
- Tu lis quoi ?
Elle lui montra le titre pour toute réponse. Le rouquin plissa les yeux une seconde avant de les baisser sur ses bottes.
- Et de quoi est-ce que ça parle ? la questionna t-il après un bref silence.
- Tu n'as qu'à le lire, dit-elle en levant les yeux au ciel.
Alaman grimaça et détourna la tête. Lisbeth remarqua sa gêne et l'interrogea à son tour :
- Quoi ? Tu n'aimes pas lire ?
- Je n'en sais rien, murmura Alaman avec une expression distante.
- Comment ça tu n'en sais rien ? Tout le monde sait s'il aime lire ou non à moins de n'avoir jamais lu le moindre ouvrage !
Le jeune homme tressaillit et évita à tout prix de regarder en direction de la princesse. Comprenant ce que ce silence buté signifiait, elle s'exclama :
- Tu n'as jamais lu de livre ?!
Alaman se leva comme si un serpent venait de le mordre et cria :
- Non je n'ai jamais lu de livre ! Parce que je ne sais pas lire ! Maintenant que tu sais, tu es contente ?!
Lisbeth ne dit plus rien. Est-ce qu'il se moquait d'elle ? Un chevalier dragon qui ne savait pas lire ? Cela faisait pourtant partie de la base de leur enseignement ! Et puis Alaman n'était pas plus bête qu'un autre, apprendre à lire n'avait rien d'un obstacle insurmontable pour lui ! Elle osa répéter malgré sa crainte de le vexer :
- Tu ne sais pas lire ?
- Non, répondit-il fermement, les poings serrés et les épaules contractées.
A présent ses yeux sombres étaient plongés dans ceux de la jeune femme, dans l'attente de sa réaction. Comme elle ne trouvait rien à dire, il poursuivit à toute allure comme s'il confessait un secret honteux mais dévorant :
- Je n'ai jamais réussi à apprendre, même en me forçant. Les mots se mélangent, le texte bouge. Ça n'est jamais passé, même avec les années. Est-ce que tu me trouves stupide ?
Non, eut-elle envie de répondre. Jamais. Jamais elle ne penserait une chose pareille. Pas à propos de lui. Elle haussa les épaules.
- Tu n'arrives pas lire et alors ? Tes talents s'exercent dans d'autres domaines et tu restes un excellent élément de notre garde. Chacun ses faiblesses.
Elle replongea le nez dans son livre pour ne pas que le jeune homme voit ses joues s'empourprer. Elle aurait aimé mieux formuler ses mots, essayer de lui dire ce qu'elle avait vraiment sur le cœur.
- Fais-moi la lecture, lui demanda Alaman.
D'abord surprise par sa demande, elle accepta d'un hochement de tête ferme. C'est la première fois qu'on lui réclamait une lecture à voix haute autrement que dans le cadre de ses leçons, lorsqu'elle était enfant. Ce qui la charma le plus c'est qu'Alaman lui fasse cette demande, lui qui évitait tout contact avec elle. Elle jubilait mais ne laissa rien transparaître tandis qu'il patientait pour qu'elle entame le récit.
Elle reprit le livre depuis le début avant qu'Alaman change d'avis et commença à lire ligne après ligne à haute voix. Elle connaissait les dialogues et les descriptions presque par cœur et les récita avec l'intonation qui convenait à chaque passage. Les pages se succédèrent tous comme les scènes d'action, les paysages et les tensions dramatiques qui jouaient dans son esprit à la manière d'une pièce de théâtre grandiose.
Alaman était suspendu à ses lèvres, happé par le récit et elle sut qu'il visionnait l'histoire tout comme elle, qu'ils s'évadaient dans un même monde d'encre et de papier. Elle fut interrompue vers le milieu du roman par un raclement de gorge sonore de la part de Firenza.
Lisbeth prit conscience de la situation : sans savoir comment, elle se trouvait épaule contre épaule avec Alaman, la tête légèrement inclinée vers le cou du rouquin. Comment est-ce qu'ils en étaient arrivés là ?! Elle ne se souvenait pas d'avoir bougé !
Sauf peut-être quand elle s'était levée pour traduire la fougue d'un personnage. Ou quand elle s'était rapprochée d'Alaman en chuchotant pour mimer le ton conspirateur du chef de la garde. C'était sans doute à ce moment là. Ils s'écartèrent d'un accord tacite et la sœur d'Alaman dit :
- Vous avez laissé mourir le feu.
En effet, le foyer était froid depuis un bon moment mais ils ne s'en étaient pas rendus compte. Avec un sourire d'excuse Alaman déclara :
- Nous n'avons plus besoin de feu : il fait jour maintenant et la température est agréable.
Lisbeth lut sur le visage de la dragonne : « Il n'y a pas que la température qui est agréable d'après ce que je vois ». Firenza s'abstint du commentaire et ajouta :
- Au fait, il fait bientôt nuit. Nous allons nous transformer, est-ce que vous êtes prêts à partir ?
Lisbeth rangea son livre à regret. Il était déjà l'heure de regagner le château des gardes et d'affronter le lot de problèmes des jours à venir...
Ils se posèrent dans la cour du château au milieu de la nuit, après un voyage trop bref à son goût. Les gardes en fonction les saluèrent sans grand étonnement. Peut-être qu'un pigeon de son père les avait prévenu de leur arrivée en avance sur le reste du groupe, ce qui ne rassura pas la jeune femme.
Lisbeth regagna sa petite chambre avec plaisir pour déposer ses affaires et ne plus penser à la tempête en approche. Elle n'aurait pas à la quitter, au final. Elle se débarrassa de sa tenue de vol et enfila une chemise de nuit légère. Elle s'étala sur son lit sans prendre la peine de se brosser les cheveux ou de se laver rapidement. Elle était trop fatiguée pour ça !
Elle se réveilla en pleine forme et d'une humeur radieuse. Elle enfila son uniforme même si aucun entraînement en commun n'était prévu et qu'on ne lui avait pas confié la moindre mission. Elle passa son épée à sa taille avec un plaisir non dissimulé. Elle adorait porter les armes, chose qui n'était pas indiqué pour une princesse mais dont elle se fichait comme d'une guigne puisqu'elle était un chevalier dragon.
Dans la salle de banquet, elle retrouva son jumeau en compagnie de Firenza. Comme à leur habitude ils se taquinaient gentiment. Ils se visaient avec des boulettes de mie de pain comme des enfants. Lisbeth s'installa face à eux en se servant dans les différentes assiettes. La jeune femme les regarda jouer avec amusement, jusqu'à ce qu'une petite boulette atterrisse au milieu de ses fruits.
Firenza et Brazidas prirent des airs d'enfants coupables en guettant sa réaction. D'une pichenette, elle renvoya le projectile qui toucha son frère en plein front. Ils gloussèrent tous les trois et Lisbeth se retrouva entraînée dans le jeu.
Les autres gardes avaient déserté la salle depuis longtemps mais ils continuaient de s'amuser en courant autour des tables. Lisbeth avait toujours rêvé de faire ça quand elle était enfant. Mais sa mère lui interdisait de courir ou de crier. Chahuter n'était pas digne d'une princesse selon elle. Sauf qu'aujourd'hui Lisbeth ne se sentait pas l'âme d'une princesse. Elle décida d'envoyer balader son éducation et ses enseignements barbants. Elle avait refusé le mariage alors pourquoi pas le reste ?
Elle percuta Alaman quand il entra dans la pièce, Venerika sur les talons. Ils faillirent tomber à la renverse et elle s'agrippa au jeune homme pour reprendre son équilibre. Les deux dragons firent de leur mieux pour ne pas éclater de rire mais leurs gloussements s'entendaient parfaitement dans la salle vide. Venerika les salua avec amusement puis accorda un signe de la tête un peu plus sec à Lisbeth. La princesse reprit son sérieux et lui répondit de la même façon. L'ancienne mentor d'Alaman dit en dévisageant le rouquin :
- Je crois que tu peux la lâcher. Elle ne risque plus de tomber.
Lisbeth constata en effet que le bras d'Alaman était toujours passé autour de sa taille. Ils s'écartèrent l'un de l'autre en prenant un air indifférent. Alaman avait la fâcheuse tendance à être trop tactile, surtout avec la gente féminine. Elle décida de regagner sa chambre pour terminer de ranger ses affaires avant qu'un nouveau contact inattendu ne se produise.
A sa plus grande surprise, alors qu'elle tentait de se tenir loin du jeune homme jusqu'au retour de leurs compagnons, c'est lui qui finit par venir frapper à sa porte. Elle demanda en le trouvant face à elle :
- Tu as besoin de quelque chose ?
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Chevalier dragon : Tome 3 : Le crépuscule du monde
FantasyDe retour de mission, Aymeric et ses compagnons n'ont pas le droit au repos. Ils partent seconder leurs aînés à Ronto, où un mal mystérieux plongent les dragons dans une rage profonde. L'arrivée soudaine du roi de Talenza et les nouvelles inquiétant...