Chapitre 11 : Un foyer

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Dans la salle à manger du palais, peu de monde était à l'heure. Le roi Alaric  lui indiqua de s'asseoir à sa droite, sa femme se trouvant à gauche, suivie de sa fille. La princesse Lisbeth semblait s'ennuyer à mourir, enrobée dans son épaisse robe à froufrous.
Les retardataires arrivèrent au compte-goutte et s'installèrent où bon leur semblait, pour la plus grande indignation de la reine. Le roi Alaric ne paraissait pas s'en soucier. Il souriait tranquillement en buvant de temps à autre une gorgée de vin. Alaman entra dans la salle bon dernier, essoufflé et échevelé.
- Pardonnez-moi. Je me suis égaré avec la tombée de la nuit, dit-il en s'installant à la dernière place restante au bout de la table.
- Surtout égaré dans les bras d'une femme, murmura Gordon qui était le voisin de table d'Aymeric.
Ils cachèrent mal leur expression moqueuse tandis que le roi excusait Alaman et que les premiers plats arrivaient. Aymeric mangea du bout des dents, l'estomac encore plein des bonnes choses achetées ici et là dans la capitale. Assis entre le roi et son ex-mentor, il entendit un nombre conséquent d'histoires grivoises, entrecoupées de faits politiques et de souvenirs du passé.
Il faillit s'étouffer avec de l'eau quand Gordon évoqua une soirée très chargée en alcool en compagnie du roi, encore prince à cette lointaine époque, où ils avaient fini par se réveiller nus le lendemain dans la cathédrale. En face d'eux, l'ambiance était radicalement différente. Toujours aussi sévère et froide, la reine toisa sa fille de haut en bas et lâcha :
- J'ai l'impression que vous avez pris des formes. Est-ce que vous vous empiffrez au château des gardes ?
- Bien sûr que non mère. Je mange normalement et les missions ne me laissent pas le temps de grossir.
- Méfiez-vous. Votre mariage approche à grands pas. D'ailleurs les couturières doivent prendre vos mesures demain pour commencer à confectionner votre robe.
- En parlant de cela...j'aimerais bien des rubis sur le corsage, suggéra Lisbeth.
- Des rubis ? Ridicule ! dit sèchement la reine. Tu ne peux pas te contenter de diamants ? Il faut toujours que tu essaies de te faire remarquer, c'est une mauvaise manie qui ne te passera jamais.
Lisbeth rougit de colère et de honte mais ne baissa pas les yeux face à sa mère.
- C'est mon mariage. J'ai le droit de décider de ce qui...
- Sûrement pas, la coupa la régente. Ta grand-mère a organisé le mien et il en sera de même pour toi. Tu n'as pas ton mot à dire, je sais ce qui est bon pour toi.
Sous le coup de l'énervement la princesse se leva soudainement, envoya son siège à la renverse et s'en alla à grandes enjambées.Malheureusement, elle s'empêtra dans sa robe et tomba vers l'avant en s'étalant de tout son long sur le sol de pierre, sous le regard de tous les invités. Malgré le comique de la situation, personne ne rigola.
Aymeric allait quitter son siège pour aider Lisbeth tout comme quelques autres convives mais Alaman le prit de vitesse. Le rouquin se précipita vers la jeune femme et lui tendit une main secourable avec un sourire amical, plein de sollicitude. La jeune femme hésita à attraper la main d'Alaman, leva les yeux vers lui et fronça soudainement les sourcils en prenant une expression glaciale.
Si vive qu'il ne vit pas le coup partir, la claque résonna dans toute la salle et le sourire d'Alaman se transforma en bouche bée tandis que sa joue gauche rougissait. La princesse se redressa prestement et quitta la salle à manger d'un pas altier, la tête haute.
Encore choqué par la violence de sa réaction, Alaman demeura à genoux sur les dalles de pierre. Il nageait en pleine incompréhension et tourna son regard charbon vers le roi en demandant :
- Qu'est-ce que j'ai fait pour la contrarier ?
- Laissez, ordonna sèchement la reine. Ma fille a toujours été un peu hystérique et l'approche de son mariage n'arrange pas les choses. Son manque de retenue est scandaleux mais n'a rien d'étonnant. Tout ira mieux quand elle sera mariée. Le prince Ezimaël lui apprendra à se tenir.
Alaman se réinstalla, non sans lancer une œillade presque méprisante à la femme du roi. Le dîner continua comme si rien ne s'était produit. Le roi poursuivit sa conversation tranquille avec Gordon, comme s'ils ne s'inquiétait pas de la réaction de sa fille. A la fin du repas, qui dura jusque tard dans la soirée, Lysange rejoignit Aymeric dans la cour du palais. Malgré l'heure tardive la musique, les chants et les rires résonnaient dans toute la ville.
- Tu penses que ça va aller pour Lisbeth ? Nous devrions aller voir si tout va bien, s'inquiéta Lysange.
- Je pense qu'elle a besoin d'être seule pour se calmer. Moi qui pensais que tu ne la portais pas dans ton cœur, tu te fais beaucoup de soucis pour elle.
- Ne te méprend pas : je ne l'aime pas. Ce qu'elle m'a fait quand j'étais petite est impardonnable. Mais c'est du passé. Elle souffre à l'intérieur, tu ne vois pas ? Peut-être que si nous l'aidons elle deviendra différente...
- Ce que je vois c'est une enfant qui a été trop gâtée et qui, maintenant que ses caprices ne sont plus exaucés, pique des colères.
- J'ai l'impression qu'il y a plus, insista Lysange. Mais ce ne sont pas mes affaires...
- Effectivement. Si elle voulait en parler à quelqu'un elle l'aurait déjà fait et elle ne repousserait pas ceux qui lui propose de l'aide comme elle l'a fait avec Alaman. Plutôt que de nous pencher sur la psychologie de notre chère princesse, que dirais-tu que nous allions profiter de la fête, rien que toi et moi ? l'interrogea Aymeric.
- N'est-ce pas ce qui était prévu ? répondit Lysange avec un sourire charmant et un regard pétillant auquel son compagnon ne pouvait jamais résister.
Ils descendirent dans les rues où la fête battait son plein. Toute la population se mêlait dans la capitale pour échanger des danses ou parler autour d'un verre. La grande place était noire de monde. Des musiciens juchés sur une table jouaient tandis que la foule tournoyait au son des accords. Autour des tavernes d'autres tables, chaises et fûts de bière ou de vin accueillaient les buveurs ou les danseurs épuisés.
Lysange entraîna Aymeric au milieu des fêtards et commença à bouger gracieusement au rythme des instruments. Perdus parmi les inconnus joyeux et possédés par la musique, ils dansèrent longuement jusqu'à ce que la fatigue et l'aube les rattrapent. Main dans la main, ils regagnèrent le palais d'Ondre, frissonnant à cause de l'humidité matinale et de la fièvre nocturne encore présente dans toutes les fibres de leur corps.
Enlacés l'un contre l'autre, ils franchirent le seuil de la chambre d'Aymeric et repoussèrent l'heure de dormir encore quelques temps. Ils sombrèrent dans le sommeil pelotonnés et les jambes entremêlées, rassuré par la présence de l'autre. En dépit de cette soirée de festivités, Aymeric se leva en milieu de matinée. Lysange dormait toujours profondément, ses cheveux blancs étendus autour de son visage délicat à la manière d'une auréole éclatante.
Il se dégagea précautionneusement pour ne pas la déranger et remarqua un plateau de nourriture sur la table de la chambre. Quelqu'un était entré en douce durant leur sommeil mais il ne s'en offusqua pas car il avait entendu le serviteur pousser la porte, poser le plateau et repartir sur la pointe des pieds avant de se rendormir.
Il mangea plusieurs fruits et se servit un verre de lait avec une tranche de brioche couverte de miel. Il en prépara aussi deux autres en ajoutant du beurre pour Lysange, qui adorait ça. Il lui remplit un verre de jus d'orange et coupa ses fruits préférés en morceaux avant de les mélanger ensemble dans un bol. Quand elle commença à remuer dans le lit, il déposa le plateau à côté d'elle.
Elle ouvrit les yeux pour les poser sur Aymeric qui adorait son air endormi quand elle se réveillait tout juste. Elle sourit en découvrant le petit-déjeuner juste à côté de sa tête et se redressa pour mettre le plateau sur ses genoux et manger plus proprement.
- Merci mon amour, dit-elle.
Il l'embrassa sur la joue en songeant que c'était la moindre des choses. Pour elle il aurait pu faire n'importe quoi. Il resta à ses côtés pendant qu'elle mangeait et même s'ils échangèrent peu de mots, ils se sentirent bien durant ce moment de tranquillité qui n'appartenait qu'à eux. Alors qu'elle finissait sa seconde tranche de brioche dégoulinante de miel, une idée fulgurante vint en tête à Aymeric. Si fulgurante qu'il la prononça à haute-voix, sans trop réfléchir :
- J'aimerais que nous ayons une maison.
Lysange cessa de manger et posa ses grands yeux bleus sur lui.
- Pardon ? demanda t-elle avec surprise.
- J'aimerais que nous ayons une maison, répéta Aymeric avec conviction.
Cela lui apparaissait comme une évidence maintenant qu'il le disait. Lui et Lysange dans leur propre foyer, à vaquer à leurs occupations quotidiennes. Faire à manger, chauffer l'eau du bain, cultiver un jardin, étendre les draps fraîchement lavés...Ils ferraient tout ensemble.
Ça n'était pas un rêve inaccessible. D'autres gardes en couples possédaient une maison au-delà des champs cultivables, un petit domaine où ils pouvaient vivre dans l'intimité et élever leurs enfants.
C'est le roi qui en faisait cadeau à ceux qui le demandaient, en guise de présent de mariage. Aymeric et Lysange étaient mariés selon la tradition des sylphes et non celles des humains mais le roi Alaric comprendrait certainement et n'exigerait pas d'eux qu'ils se plient aux coutumes du mariage classique. Lysange emprisonna le visage du jeune homme entre ses mains et déclara avec enthousiasme :
- J'adorerais !
Elle posa ses lèvres sur celle de son compagnon. Elles avaient le goût et la douceur du miel. Ils parlèrent de leur projet toute la matinée, imaginant déjà comment meubler les pièces de leur futur foyer. L'après-midi même, Aymeric en parla au roi alors que ce dernier l'avait fait quérir pour qu'il fasse un rapport détaillé sur son équipe.
Dès qu'il eut achevé d'exposer les forces et les faiblesses de chacun, il osa aborder le sujet. Le régent d'Alembras s'écria en frappant les accoudoirs de son siège du plat des mains :
- A la bonne heure ! Je pensais que tu n'allais jamais me le demander alors que vous êtes ensemble depuis si longtemps. Vous étiez jeunes quand vous vous êtes mariés, non ? Il est plus que temps que vous quittiez vos chambres d'apprentis trop étroites pour avoir un vrai chez-vous. Vous le méritez.
Aymeric ne pouvait pas être plus comblé. L'avenir du monde était incertain mais celui qu'il partageait avec Lysange ne pouvait pas être plus radieux.
- Tu as toujours été un excellent chevalier Aymeric. Et, quoique tu puisses en dire, tu sais diriger ton équipe. Tu as des qualités de meneur évidentes et une ténacité qui ne t'a jamais quitté depuis le soir où je t'ai rencontré. Quant à Lysange, malgré sa culture différente, elle sait s'adapter aux autres et faire preuve de douceur plutôt que de force. Elle privilégie la paix car elle a conscience que le conflit engendre le conflit. Vous vous êtes bien trouvés. Vos services et ceux que vous rendrez à ce pays mérite bien que vous ayez un toit au-dessus de la tête. Vous aurez votre maison pour la belle saison prochaine.
Le roi ne mentit pas. Tous les gardes regagnèrent le château après la fin des festivités et deux après leur retour, une équipe de charpentiers et de maçons se présenta en demandant à voir Aymeric et Lysange. Le couple décida du terrain où construire leur future demeure et Aymeric insista pour prêter main forte aux artisans.
Durant la fin de l'été et tout l'automne, il les aida du mieux qu'il pouvait pour construire les murs, sols, charpentes ou encadrements. Lysange venait souvent leur apporter de quoi se restaurer. Aucune mission ne vint les déranger durant le chantier, pas plus qu'une catastrophe. Leurs amis virent offrir leur aide, de diverses façons.
Hydronoé se montra particulièrement actif et enthousiaste. Grâce à sa force et son endurance, il accepta de transporter les lourdes pierres pour monter les murs sans broncher.
Les jours pluvieux Ourania utilisait ses pouvoirs pour éloigner les nuages et leur permettre de travailler au sec et Firenza allumait des feux pour les réchauffer. Zacharie, Alaman et Gordon l'aidèrent à délimiter l'espace des pièces alors que la maison émergeait lentement de terre.
- Là j'ai prévu de construire la cheminée, déclara Aymeric en délimitant l'espace avec des bouts de bois plantés dans le sol meuble.
- Elle sera de belle taille. C'est une bonne idée, approuva Gordon.
- Où est-ce que tu vas construire l'escalier qui mènera à l'étage ? demanda Zacharie.
- Ici. J'imagine une voûte qui ouvrirait sur les marches, expliqua le jeune homme en désignant le vide à quelques pas de la cheminée.
- En pierre ou en bois ? s'enquit Alaman.
- Je pensais à de la pierre. Avec la cheminée non loin, c'est plus judicieux.
- Alors prend de la pierre jaune. Ça apportera un peu de chaleur, suggéra Zacharie.
- Et pour les chambres ? Combien comptez-vous en installer à l'étage? l'interrogea son ancien mentor.
- Je crois que nous en voulions deux. Une pour nous et une pour les invités.
- Et les enfants ? demanda Gordon en haussant un sourcil.
- Quels enfants ? s'étonna Aymeric.
- Ceux que vous allez avoir, bougre d'idiot ! s'écria le chevalier borgne. Vous voulez bien une famille, n'est-ce pas ?
Aymeric se sentit stupide. Lysange avait en effet évoqué plusieurs chambres mais pas les habitants qu'elle désirait voir dedans. Aymeric aurait du se douter qu'elle espérait secrètement qu'elles soient celles de leur future progéniture.
A vrai dire si l'idée ne lui avait pas effleuré l'esprit, c'est parce qu'il ne se sentait pas vraiment prêt à être père. Dans quelques années pourquoi pas mais pour le moment il était jeune et Lysange suffisait à son bonheur, il ne désirait pas plus. Cependant il fallait bien penser à l'avenir...
- Nous allons en mettre quatre alors. Deux pour les enfants, une pour les invités et la dernière pour nous. Il y aura assez de places à l'étage pour autant de pièces de toute façon, décréta t-il.
Et ainsi il délimita l'étage en quatre parties égales, quatre pièces longées par un couloir menant à l'escalier. Jour après jour, la maison prenait forme et tout aurait pu aller pour le mieux dans le meilleur des mondes si un élément ne venait pas perturber Aymeric chaque fois qu'il regardait ses mains.
En effet son ongle noir, en plus de ne pas être tombé, s'était épaissi et allongé. Pire : tous ses autres ongles étaient contaminés par cette étrangeté. En une semaine ils étaient tous devenus couleur charbon et impossible à couper. Aymeric ne l'avait montré à personne en dehors d'Hydronoé, Zacharie et le médecin du château des gardes. Aucun des trois ne savaient ce qu'il avait.
Le jour, il cachait ses mains avec des gants en prétextant devoir les protéger à cause du chantier, pour éviter de se blesser. A l'heure du bain il gardait les mains sous l'eau autant que possible et dînait dans sa chambre en se cachant derrière l'excuse du travail. Il prétextait devoir écrire des lettres au roi ou à son père, ou vérifier les plans pour les travaux de la maison...
Et quand Lysange et lui partageait un moment intime, il s'arrangeait pour être dans le noir total. Comme cela ne différait pas trop de leurs habitudes, sa compagne ne posait pas de questions. De manière générale, Lysange préférait attendre qu'il vienne lui parler du problème plutôt que d'essayer de lui tirer les vers du nez. Elle s'inquiétait seulement, comme le reste de ses compagnons à l'exception d'Hydronoé et Zacharie, de son éloignement soudain.
Alaman le questionnait souvent à ce sujet mais comme il voyait qu'Aymeric allait très bien et se démenait sur le chantier avec son entrain habituel, il ne savait pas vraiment quoi penser de son comportement.
Le jeune homme pensait que c'était un genre de maladie de peau ou un champignon qui changeait l'épaisseur et la coloration de ses ongles. Malgré ces efforts, il ne trouva rien là-dessus dans les traités de médecine de la bibliothèque. Il commença à comprendre que ce n'était pas une maladie en se levant un matin d'hiver avec une mèche de cheveux rouge sang qui tranchait avec sa chevelure noire.
Il s'observa de longues minutes devant le miroir. Il hésitait entre tout révéler à ses amis, couper cette mèche ou la camoufler. Il choisit la troisième option. Il ne désirait pas faire de vagues et inquiéter ses compagnons, ni ralentir la construction de son futur foyer à cause de ses symptômes étranges pour lesquels on risquait de le forcer au repos le temps de trouver un remède. Il commença donc à se teindre les cheveux pour cacher ceux qui étaient rouges, de plus en plus nombreux chaque jour.
Un soir, peu après la fête du solstice d'hiver, à laquelle il n'avait pas participé pour déneiger le toit neuf de sa maison et commencer à aménager l'établi pour fabriquer les futurs meubles, il se réveilla au milieu de la nuit à cause d'une douleur qui venait de sa bouche. Il bondit hors de son lit en se massant les joues, alluma une bougie et se planta face à son miroir. Il releva sa lèvre supérieure et vit avec horreur ses canines s'agrandirent de quelques millimètres et s'effiler, semblables à des crocs.
Il recula précipitamment, brusquement hérissé de chair de poule. Qu'est-ce qui se passait avec lui ?! Il s'efforça d'inspirer profondément pour se calmer mais les battements rapides de son cœur persévéraient. Il retourna se placer face au miroir et se força à sourire. Pour le moment la longueur de ses canines, quoique plus aiguisées que la normale, ne choquait pas. S'il évitait de sourire trop largement, personne ne remarquerait rien.
Il se doutait bien qu'il finirait pas être découvert mais il préférait encore se taire pour le moment, trop apeuré par ce qui lui arrivait pour oser se confier, même à son jumeau. Car une hypothèse commençait à se frayer son chemin dans l'esprit d'Aymeric, une perspective effrayante qu'il n'osait pas vérifier.
Mais à la vue de ses dents, il se dit qu'il était temps.

Chevalier dragon : Tome 3 : Le crépuscule du mondeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant