Chapitre 17 : Cataclysme

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La seconde Nuit ne fut pas longue à venir. Et elle frappa au moment où il s'y attendait le moins. Thaha et certains savants d'Alembras s'étaient penchés sur la traduction des tablettes pour essayer de la rendre plus claire. Ils en étaient arrivés à la conclusion que ce que les prédictions de Libraca désignaient derrière la description de la deuxième catastrophe serait un phénomène naturel en rapport avec la terre.
Parmi les tablettes l'une d'elles, gravée, représentait un abyme dans lequel tombait des humains au visage déformé par la peur tandis que d'autres se faisaient ensevelir sous ce qui ressemblait à une vague de terre. Impossible de déterminer où cela se produirait. Le roi d'Alembras avait fait en sorte que la nouvelle se répande sur le continent, pour que les populations se tiennent prêtes.
Et cette catastrophe qu'ils redoutaient tous se déclencha en milieu de printemps, par une journée ensoleillée et calme. Aymeric venait tout juste de finir d'installer l'imposant sommier de son futur lit dans la chambre à coucher avec l'aide d'Alaman quand le parquet trembla sous leurs pieds. Le frémissement ne dura que quelques secondes mais les deux hommes se figèrent, comme pétrifiés.
- Est-ce que je viens d'halluciner ou la maison a bougé à l'instant même ? demanda Alaman.
- Je doute qu'il s'agisse de la maison, raisonna Aymeric. Nous devrions sort...
Une forte secousse l'empêcha de terminer sa phrase. Déséquilibré, il bascula vers l'avant et se rattrapa de justesse au mur. Ses gants lui évitèrent de s'égratigner les paumes. Alaman chuta sans arriver à agripper de quoi le retenir.
- Nous devons quitter la maison ! dit Aymeric en l'aidant à se remettre sur ses pieds en dépit des vibrations.
Ils s'élancèrent hors de la chambre. Conserver l'équilibre était périlleux. Ils descendirent les escaliers quatre à quatre et se ruèrent à l'extérieur. Les autres gardes résidant dans les maisons voisines sortaient eux aussi, paniqués. Après un instant, la terre cessa de remuer sous leurs pieds. Ils patientèrent sans oser bouger un muscle, tendus.
- Tu crois que c'est fini ? l'interrogea Alaman après un moment.
- Je l'ignore. Alembras n'a jamais été une région sujette aux tremblements de terre.
- Tu as raison et je suis prêt à parier mon célibat que ce n'était pas un phénomène naturel.
- Tu penses à la seconde Nuit ?
- Oui, dit très sérieusement le rouquin.
- Je ne sais pas...Je m'attendais à quelque chose de plus violent, avoua Aymeric. Nous ferrions mieux d'aller au château des gardes. J'ai le pressentiment que des informations ne vont pas tarder à nous parvenir...
Des rugissements et des cris leur parvinrent alors qu'ils arrivaient en vue de l'imposante bâtisse. Ils pressèrent le pas, alertes, et découvrir une scène troublante. Dans la cour du château Sandor, sous sa forme de dragon, essayait de décoller du sol. Il était retenu par ses frères et sœurs de la même génération, eux aussi transformés. Sa mâchoire claqua à quelques centimètres de l'aile de Mirzal. Il rugit :
- Lâchez-moi ! Je dois y aller !
- Calme-toi ! Dis-nous ce qui se passe ! Pourquoi est-ce que tu t'es subitement métamorphosé ? demanda Thaha.
- Le séisme ! Le séisme ! hurla Sandor en roulant des yeux paniqués.
- Il est passé, ce n'était qu'une toute petite secousse, essaya de le rassurer Aerine.
- Non, vous ne comprenez pas ! gémit le dragon de terre en secouant la tête dans tous les sens. C'est pire que ça, bien pire...Vous devez me laisser partir !
Gordon arriva en courant à ce moment-là et se précipita vers son jumeau.
- Sandor ! Tu te sens mal ? J'ai perçu ta panique à travers notre lien, qu'est-ce qui t'arrive ?
- Emelyne et Aurel ! Le séisme ! Il a...Il a frappé là-bas ! Je l'ai ressenti jusque dans mes os ! Dis-leur de me laisser partir,dis-leur que je dois sauver ma famille !
Le teint de l'ancien mentor d'Aymeric devint cendreux et il dit d'une voix blanche :
- Nous venons tous avec toi.
Il haussa la voix et ordonna :
- Vous avez dix minutes pour prévenir tout le monde et vous préparez. Nous devons nous rendre de toute urgence à l'ouest d'Alembras, au pied de la crête du dragon. La seconde Nuit est arrivée.

                                                                                             ***

La scène qui se jouait devant Aymeric avait un goût de fin du monde. Pour le moment il la survolait, juché sur le dos d'Hydronoé, mais l'ampleur de la catastrophe était constatable à l'œil nu. Ils avaient volé deux jours en se reposant le minimum mais à la vue de cette tragédie, chacun oublia sa fatigue. S'ils avaient enrayé l'invasion des démons du désert avant qu'ils se répandent sur le continent en semant mort et désolation ils prenaient désormais conscience de ce qu'était réellement une Nuit une fois accomplie.
Ce qu'ils avaient ressenti chez eux n'était rien en dehors d'un faible écho. Le vrai séisme se produisait alors à des kilomètres d'ici, ravageur. Aymeric pouvait imaginer la violence de l'événement avec clarté. La journée devait être paisible et les habitants au pied de la montagne vaquaient sans doute tranquillement à leurs occupations en songeant à l'heure de regagner leur foyer.
Puis sans prévenir, le chaos s'étaient abattus sur eux. Il se figura la terre gronder et se déchirer en une large plaie béante. Il entendit le pan de la montagne se détacher et s'écraser en contrebas, couvrant les hurlements de terreur.
Sandor fila vers le sol, sans se préoccuper d'être discret. Les autres se hâtèrent de le suivre et ils se posèrent. Les dragons reprirent forme humaine en silence. Sandor ne les attendit pas et se précipita vers l'éboulement qui mesurait trois fois la taille du château d'Alembras.
- Il y avait un village ici...murmura Gordon.
- Combien d'habitants ? s'enquit Aymeric.
- Plus de cinq cent âmes.
Cinq cent personnes....Cinq cent vies dont il ne restait plus grand-chose...Plus une maison ne se tenait debout. Elles gisaient sous les amas rocheux, la terre et la poussière. Par endroit un mur vacillant luttait encore pour ne pas s'effondrer. Mais le plus inquiétant demeurait la large faille qui partait du pied de la montagne et qui s'élargissait en direction de l'est.
Vue du ciel elle ressemblait à une cicatrice noire, à une griffure profonde dans la terre. Observée à terre, elle était monstrueuse. Si elle ne mesurait que quelques pouces à sa base elle s'élargissait rapidement, à tel point que même un dragon n'aurait pas pu la franchir en bondissant. Gébald se pencha au bord du précipice qui s'ouvrait sur les entrailles de la terre.
- On n'en voit pas le fond...
Ourania lança une pierre à l'intérieur. Ils l'entendirent rebondirent une ou deux fois contre la paroi puis plus rien.
- Ne restez pas trop près du bord, les prévint Aerine. Si la terre tremble à nouveau vous pourriez tomber.
Après avoir échangé un regard craintif, Gébald et Ourania établirent une distance respectueuse entre eux et le gouffre.Aymeric s'enfonça plus loin dans ce qui restait du village,serpentant entre les gravats. Au loin Sandor hurla :
- Emelyne ! Aurel !
Sa voix flancha mais il recommença à crier les prénoms de sa femme et son fils après une brève inspiration. Gordon marchait derrière son jumeau sans se joindre à lui, attristé. Sandor tangua. Son frère le rattrapa au moment où il s'effondrait. Le dragon de terre fixait un point avec des yeux débordants de larmes. L'endroit en question avait sans doute été une belle maison.
Il n'en restait qu'une petite allée dallée, une clôture en bois partiellement détruite et un parterre de fleurs malmenées à l'éclat terni parla poussière. Le reste gisait sous un tombeau de roche grises et froides. Sandor commença à pleurer face aux derniers vestiges de sa maison, effondré. Gordon se laissa tomber à genoux avec lui et le serra dans ses bras sans essayer de cacher ses larmes. La gorge d'Aymeric se noua. Il savait ce que c'était de perdre les siens, devoir une partie de sa vie se briser.
- Il n'y a donc aucun survivant ? l'interrogea Lysange en chuchotant.
- Peut-être que certains sont piégés sous les décombres, suggéra Ourania.
- Dans ce cas nous devons nous mettre au travail et les tirer de là ! s'exclama Gébald. Si nous nous transformons nous aurons assez de force pour déplacer les roches et avec mes pouvoirs, je peux vous indiquer lesquelles prendre pour ne pas ébranler la structure et changer certains d'entre eux en sable. Même si nous ne parvenons à sauver personne, les corps ensevelis méritent de recevoir une sépulture !
Aymeric acquiesça, comme le reste des chevaliers dragons. Ils se retroussèrent les manches et se mirent au travail. Ils laissèrent Sandor, ivre de chagrin, en compagnie de Gordon. Après une heure seulement, ils découvrirent les premiers corps. Celui d'un homme et d'une femme, les membres partiellement écrasés et méconnaissables. Ils les alignèrent à quelques pas de là. Bientôt le couple se retrouva rejoint pas d'autres corps. Dix, puis vingt, puis trente...
Trouverait-il le moindre survivant ? se questionna Aymeric en jetant une roche de la taille de son torse derrière lui. Juste à ce moment, Brazidas cria :
- Ici ! J'entends une voix sous ces rochers !
Ils se précipitèrent autour de l'amoncellement et tendirent l'oreille. Aymeric capta un gémissement, une voix faible qui appelait à l'aide. Il y avait bien quelqu'un là-dessus, un survivant !
Sous la direction de Gébald et avec une ardeur redoublée, ils déblayèrent les décombres. Ils découvrirent un homme qui gisait à plat ventre sous une porte, le bras tordu dans un angle anormal. Ils l'extirpèrent avec autant que délicatesse que possible tandis que Zacharie préparait de quoi administrer les premiers soins au miraculé.
En dehors de son bras, il paraissait indemne. Ses quelques égratignures guériraient en moins d'une semaine, tout comme les hématomes. L'homme, en état de choc, pleurait en répétant «merci». Zacharie essaya de lui poser des questions mais il ne répondit que par «merci» tout en secouant la tête, le corps agité de tremblements.
- Continuons, ordonna Alaman. Il ne doit pas être le seul.
Ils œuvrèrent jusqu'à la tombée de la nuit. Quand ils n'arrivèrent plus à distinguer quoique ce soit, ils montèrent le camp. Sandor refusa de bouger. Gordon déposa une couverture sur ses épaules et arriva à le faire boire un peu. Hydronoé entoura les cadavres d'une fine pellicule d'eau qu'il glaça ensuite, pour conserver les corps en attendant de savoir s'ils devaient plutôt les enterrer ou les incinérer. La seconde solution aurait été la plus rapide mais si jamais des proches des victimes se manifestaient et réclamaient les corps, ils seraient bien embêtés.
Alaman cuisina sans grande envie. Chacun mangea en silence, plongé dans ses pensées. Le regard perdu dans les flammes Aymeric songea aux autres villages dans les alentours et à flanc de montagnes qui se trouvaient dans la même situation que celui-ci, engloutis par l'affaissement d'une partie de la crête du dragon. Ailleurs d'autres survivants attendaient peut-être des secours, sous des mètres de roches...Ils n'étaient pas assez nombreux pour couvrir toute la zone.
Alors qu'il déposait son bol vide près de la marmite de nourriture, il perçut un mouvement dans les fourrés à deux pas de leur campement. Il fit mine de n'avoir rien remarqué et feignit d'aller chercher du bois mort pour alimenter le feu ce soir.
Il s'éloigna entre les arbres, se penchant de temps à autre pour ramasser une branche morte. Il contourna lentement l'intrus en demeurant silencieux. Les feuilles crissaient à peine sous ses bottes. Il s'étonna en découvrant un petit garçon qui lui tournait le dos, les yeux rivés sur ses compagnons.
- Ce n'est pas bien d'espionner les grandes personnes, dit-il calmement.
Le jeune intrus sursauta et tomba sur les fesses. Il se tourna face à Aymeric avec un air de défi sur son visage rond. Ses yeux noisettes se rivèrent sur le chevalier dragon et il déclara avec assurance en dégageant une mèche de cheveux blond de son front hâlé :
- Je n'espionne pas.
- Alors pourquoi est-ce que tu te caches ici ?
- J'essaie de déterminer si vous êtes de bonnes ou de mauvaises personnes.
- Qu'est-ce que tu fais ici, tout seul dans le noir ? le questionna Aymeric.
- Je vivais ici avant que la terre tremble et tombe avec ma mère. Nous sommes avec d'autres villageois dans un camp, pas loin d'ici. Maman ne voulait pas que je revienne car elle a peur que la montagne s'effondre encore. Mais je sais qu'il n'y a aucun risque, c'est terminé. Et puis papa va bientôt nous rejoindre.
- Il vivait au village ? Est-ce qu'il était là lors de l'éboulement?
- Non, répondit le petit garçon en secouant la tête. Il est soldat alors il n'est pas souvent à la maison. S'il avait été avec nous, il aurait prévu le tremblement et sauvé tout monde ! Mais il ne va pas tarder à arriver.
Un doute s'instilla dans l'esprit du chevalier dragon.
- Comment est-ce que tu t'appelles ?
- Aurel.

Chevalier dragon : Tome 3 : Le crépuscule du mondeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant