Aymeric termina d'enfiler son armure et de l'attacher. Elle était plus lourde qu'elle n'en avait l'air mais il arriverait à supporter ce poids quelques heures comme si de rien n'était. Il enfila des gants en cuir noir et soupira en avisant son ongle sombre qui ne semblait pas vouloir tomber. Il se retourna pour saisir son heaume et sa cape bleu foncé brodée des dragons noir et blanc entremêlés autour d'une épée. Cette dernière effleurait le sol à chacun de ses déplacements.
Il quitta la chambre qu'il occupait dans le palais royal pour toute la durée de son séjour à Ondre et rejoignit le cortège en formation dans la cour.
Lui et les autres résidents du château des gardes étaient arrivés la veille, après un long voyage à cheval. Déplacer toute la population du château n'était pas si compliqué qu'il n'y paraissait. Chacun avait l'habitude de voyager et de travailler en équipe. Le camp avait été monté et démonté rapidement, chacun savait ce qu'il avait à faire.
Il avait plu la veille mais aujourd'hui le soleil inondait la cour pavée dans laquelle les organisateurs de la parade désignés par le roi s'affairaient pour réussir à placer tout le monde. L'un d'eux apostropha Aymeric en désignant Hermas et Mirzal, déjà dans les rangs :
- Sire, veuillez vous mettre aux côtés de vos deux autres camarades à la cape bleu. Votre duo n'est pas avec vous ?
- Il ne devrait plus tarder, dit Aymeric pour rassurer l'homme qui transpirait l'anxiété.
Il alla se positionner près d'Hermas, debout à côté de Mirzal, en ménageant une place à sa gauche pour son jumeau. Derrière lui Firenza, Alaman, Lisbeth et Brazidas se tenaient déjà au garde-à-vous juste devant le char du roi.
Devant eux, Zacharie,Gébald, Sandor et Gordon s'installaient. Le jeune homme remarqua que Sandor évitait soigneusement le regard de son frère dragon de terre, la tête basse et triste. Au contraire Gébald essayait d'attirer son attention et, agacé, il finit par dire franchement à son aîné avec un ton plus qu'insistant :
- Bonjour Sandor. Agréable journée, n'est-ce pas ?
Un peu surpris, le jumeau de Gordon cligna des yeux et répondit à voix basse :
- Oui, parfait pour le défilé.
Gébald soupira et lui flanqua un coup de coude au niveau des côtes.
- Alors arrête de tirer cette tête. Souris un peu, tout va bien. Tu n'es pas un peu excité de participer à la parade d'été ?
- Moins que toi. C'est loin d'être ma première, expliqua Sandor.
- Ça te dit qu'on aille prendre un verre après la parade ? l'interrogea son jeune frère.
La question dérouta son aîné, qui finit par accepter avec un sourire reconnaissant. A l'avant, Lysange, Ourania, Aerine et Venerika se positionnaient juste après Thaha et Cardia, le duo porte-étendard des chevaliers dragons. Le reste du cortège se forma lentement.
A l'arrière du char du couple royal venait les dix généraux juchés sur des chevaux, suivis par une partie de chacune des dix factions de l'armée. A la suite venait les vétérans, les anciens membres des gardes qui s'étaient retirés pour couler des jours paisibles. Aymeric savait qu'il y avait parmi eux des chevaliers dragons mais il ignorait lesquels. Face aux chevaliers dragons marchaient les autres gardes du château : les explorateurs, les gardes-frontières et enfin les négociateurs, chacun vêtus de leurs uniformes respectifs.
Des danseurs et des musiciens se positionnèrent sur les côtés pour les encadrer. Ils s'échauffaient ou jouaient quelques accords. De l'autre côté des murs encerclant le château montait la clameur de la foule, aussi impatiente qu'eux. Hydronoé finit par arriver et prit rapidement sa place dans la formation avec un sourire d'excuse.
- J'ai eu des difficultés pour enfiler mon amure, avoua t-il.
- Je t'ai pourtant montré hier, dit Aymeric avec amusement.
- Désolé, je n'ai pas tout retenu...
- L'essentiel c'est que tu sois à l'heure. Un peu de plus et nous partions sans toi.
Hydronoé murmura un «désolé» avant d'enfiler son heaume. Aymeric l'imita et attendit l'ordre de départ. Le roi et la reine prirent place en haut de leur char, magnifiquement habillés aux couleurs d'Alembras. Le souverain d'Alembras leva la main et à son signal, les tambours et les trompettes se mirent à jouer en rythme pour donner la cadence à laquelle progresser. Les portes du mur d'enceinte du palais s'ouvrirent.
La parade se mit en marche et Aymeric suivi le mouvement. Dès qu'il mit un pied dans les rues de la capitale, les vivats du peuple l'assaillir. En même temps qu'ils virevoltaient gracieusement, les danseurs et les danseuses plongeaient la main dans des paniers d'osiers passés à leur bras et jetaient dans la foule des fleurs, des friandises ou des pièces d'argent.
Quand il était petit, Aymeric et sa fratrie adoptive étaient très doués, grâce à leur agilité et leur petite taille, pour ramasser les pièces les premiers ainsi que quelques sucreries pour la route. Comme à chaque parade les rues étaient bondées, noires de monde. On s'entassait aussi aux fenêtres des maisons et les enfants frappaient des mains au son des instruments, juchés sur les épaules des adultes.
Parmi les habitants, toutes les catégories de population se mélangeaient sans distinction. Les nobles côtoyaient les mendiants, les artisans ou les marchands. Les plus vieux tenaient la main des plus jeunes et des couples s'embrassaient sous une pluie de fleurs.
Certains s'étaient habillés avec des tenues de fête pour l'occasion, d'autres conservaient des vêtements de tous les jours et quelques personnes encapuchonnées étaient visibles ça et là dans la foule. Sans doute des voleurs profitant de la diversion offerte par la parade pour subtiliser quelques bourses ou des gens importants qui ne souhaitaient pas être vus.
Des sujets s'approchaient pour toucher le char du couple royal. C'était une vieille superstition, un moyen d'attirer la chance et la richesse sur soi. Mais ça ne fonctionnait pas, Aymeric en savait quelque chose pour avoir essayé quand il était enfant, lors de sa première année à Ondre.
Arrivés sur la place, la parade s'immobilisa et le roi se leva pour prononcer son traditionnel discours. Généralement il se contentait de féliciter les habitants d'Ondre pour leur travail, de leur dédier cette fête, de promettre qu'il les protégerait en leur accordant la prospérité et en restant juste. Mais cette année le souverain d'Alembras tint un discours légèrement plus sombre. Il annonça à demi mot que les temps à venir seraient difficiles et qu'ils devaient rester plus soudés que jamais.
La foule s'agita à ces propos, inquiète. Le roi la rassura du mieux possible en affirmant que l'armée veillait sur eux et qu'ils n'avaient rien à craindre. Son ton posé et assuré ainsi que son allure droite et fière rassurèrent les habitants qui applaudirent à tout rompre à la fin du discours.
Ils marchèrent de longues heures dans les rues principales de la capitale et le soleil faisait suer Aymeric qui cuisait à petit feu dans son armure de plus en plus lourde. Quand ils retournèrent à leur point de départ, après avoir effectué le tour de la ville, le roi les autorisa à défaire la formation. Le jeune homme retira son heaume. Il quitta ses gants et essuya son front humide avant d'aller dans sa chambre d'un pas lourd pour retirer certaines pièces de son armure et troquer sa cape de chevalier dragon contre celle des gardes ordinaires afin de moins attirer l'intention en se promenant en ville. Il se sentit libéré d'une coquille étouffante et son envie de se joindre à la fêtes'accrut.
Avec les autres gardes du château, il se mêla aux habitants d'Ondre pour profiter pleinement de ce jour de fête. Comme il s'était changé et ressemblait à un soldat quelconque, personne ne s'intéressa à lui. Il profita des échoppes pour boire et manger des spécialités locales qui lui rappelèrent les saveurs de son enfance. Il croisa Firenza et Byron main dans la main, le regard transi d'amour. Voir le couple lui fit se demander où se trouvait Lysange. Comme elle était en pleine conversation avec Venerika après la parade, il avait préféré la laisser en paix. Désormais elle devait être perdue dans la foule.
Il croisa aussi Gordon qui parlait avec un homme au physique singulier. Il portait la tenue des vétérans mais semblait avoir le même âge que l'ancien maître d'Aymeric. Semblait était le mot qui convenait car en dépit de ses traits qui le rapprochait de la quarantaine, il était craintivement recroquevillé et ses cheveux blancs et raides contrastaient avec les cernes noires sous ses yeux couleur ocre. Il tremblait nerveusement ou comme s'il mourait de froid alors que la chaleur de l'après-midi faisait presque suffoquer.
Gordon lui offrit un verre et conversait avec lui comme s'ils étaient des amis proches. Le chevalier borgne vit Aymeric à travers la foule et l'invita à venir d'un signe de main. Le jeune homme se fraya un chemin à travers la masse humaine.
- Alors Aymeric, tu apprécies ta première parade en tant que chevalier ? demanda Gordon en lui mettant un verre de bière entre les mains.
- La parade était un bon moment mais la fin tenait plus de la torture ! J'ai été tellement soulagé quand j'ai retiré mon armure !
Son ancien mentor lui donna une claque dans le dos en éclatant de rire et son ami aux cheveux blancs se joignit à lui, plus discret. Ce dernier ajouta avec une voix vacillante, comme si elle était sur le point de se briser :
- Lors de ma première parade, le soleil tapait si fort que j'ai failli tourner de l'œil. Le soir il faisait encore très chaud et à cause de l'alcool je me suis retrouvé à nager dans une des fontaines.
Ce souvenir fit rire Gordon de plus belle qui ajouta :
- Oui ! Je t'avais rejoins ! Nous étions restés dans l'eau jusqu'au petit matin ! Les gardes royaux sont venus nous sortir de là et Alaric se moquait de nous dans son coin !
C'est en les écoutant parler qu'Aymeric comprit que les deux hommes avaient fait leur apprentissage ensemble. Constatant que le jeune homme semblait un peu perdu, le chevalier borgne fit les présentations :
- Aymeric, voici Kleren. Kleren, je te présente mon ancien apprenti : Aymeric.
Ils échangèrent une poignée de main cordiale. Les doigts de Kleren ne possédaient pas une grande force et sa peau était glacée.
- Dans quelle garde étiez-vous ? l'interrogea Aymeric.
Sa question perturba Kleren qui se raidit. Son regard se perdit dans le lointain et il revint à lui-même en bredouillant :
- Che...Chevalier dragon.
Aymeric haussa un sourcil. Soudain, l'histoire lui revint en mémoire. Durant son apprentissage Gordon lui avait en effet parlé de deux autres chevaliers dragons. Des amis proches au destin peu enviable. Lors d'une mission, le cœur d'énergie du dragon dont Aymeric ne parvenait pas à se remémorer le nom avait été brisé de façon irrémédiable. Ce dernier en était mort et son jumeau humain aurait du le suivre dans la tombe à cause de la douleur causée par la rupture du lien. Mais il avait survécu.
Gordon lui avait dit que la mort aurait été plus favorable. Son camarade avait mis des années à s'en remettre et il n'était plus que l'ombre de lui-même. Faible, craintif...Il ne restait plus grand-chose du chevalier qu'il était. Cet incident l'avait obligé à prendre sa retraite. A l'époque cette histoire avait horrifié Aymeric, qui s'était imaginé vivre sans Hydronoé à tout jamais. Celui lui avait paru si atroce qu'il s'était promis de toujours protéger son frère face au danger.
Normalement, si l'un des deux mourrait sans endommagements du cœur du dragon, l'autre le rejoignait. Il n'y avait qu'un cas où il pouvait rester un survivant : lors d'un meurtre. Gordon lui avait expliqué que si le dragon ou l'humain désirait de son plein gré renoncer à l'autre et l'assassinait en désirant profondément le supprimer alors le meurtrier survivait, débarrassé de son lien avec son jumeau. Cette possibilité suffisait à donner la nausée à Aymeric. Qui était assez cruel et fou pour tuer son deuxième soi ?
Il existait aussi la possibilité, encore plus rare, du suicide. Si l'humain ou le dragon décidait de mettre fin à ses jours de son plein gré alors il ne se réincarnait pas mais il emportait aussi son jumeau dans la tombe. Kleren demanda :
- Qui est votre jumeau ?
Un peu mal à l'aise maintenant qu'il savait ce que ce pauvre homme avait subi dans le passé, Aymeric modéra son enthousiasme en répondant :
- Hydronoé. C'est un dragon d'eau.
- Votre lien est-il fort ?
- Hum...Oui. Assez pour que je puisse voir par ses yeux.
- C'est bien, dit pensivement Kleren. Il faut en prendre soin, c'est très précieux...
Il ajouta subitement après cela :
- Excusez-moi, je vais y aller. Merci pour ton temps Gordon. Nous nous reverrons sans doute ce soir, sur la place.
Il salua les deux chevaliers dragons d'un signe de la tête et zigzagua au milieu de la foule jusqu'à disparaître. Gordon soupira.
- Même après toutes ces années il ne s'est pas remis...Chaque fois qu'on parle de la garde ou de nos jumeaux, il devient si triste...Il ne méritait vraiment pas de finir comme ça. Malheureusement je ne pense pas qu'il guérira un jour...
Il but une gorgée de sa boisson puis retrouva un léger sourire.
- Enfin bon, nous ne sommes pas là pour nous lamenter, n'est-ce pas? C'est un jour de fête, nous devons en profiter !
Pour confirmer ses dires, il trinqua avec Aymeric et discutèrent jusqu'à ce que Venerika vienne chercher Gordon pour qu'ils fassent le tour de la ville ensemble. Le jeune homme les laissa entre eux et reprit son chemin en solitaire. Il s'arrêta pour observer un spectacle de jongleur puis une déclamation poétique à la gloire d'Alembras. A chaque fois, il veilla à déposer une pièce pour l'artiste. Il déambula longuement dans Ondre jusqu'à arriver dans un quartier qui ne lui était pas inconnu.
C'était pourtant un quartier où résidaient les citoyens aisés, bien loin des ruelles étroites et crasseuses qu'il connaissait. Il s'y aventura et en s'arrêtant devant une maison flambant neuve, plus récente que ses voisines, il comprit pourquoi ce lieu lui était familier. C'est là qu'avait vécu sa famille, avant l'incendie. Il resta planté là à regarder la façade, la tête pleine de souvenirs. Quand il arriva à se détourner, il n'avait plus le cœur en joie et préféra se rendre jusqu'au cimetière réservée à la noblesse.
Il avançait sans vraiment faire attention à ce qui l'entourait, laissant son instinct le guider. Par manque de chance, il bouscula un homme encapuchonné qui venait de la direction opposée. La collision ne fut pas violente et pourtant l'inconnu s'arrêta au milieu de la voie. C'était sans doute un riche noble d'Ondre venu se recueillir en profitant de la fête pour se fondre dans la foule et ne pas se faire reconnaître, d'où la cape alors que la journée était ensoleillée.
Pour ne pas risquer une confrontation à cause d'un ego froissé, Aymeric s'inclina face à l'homme et s'excusa avant de poursuivre sa route. En jetant un coup d'œil derrière lui, il remarqua que l'individu l'épiait lui aussi. Comme son sixième sens l'avertissant du danger ne s'affolait pas, il poursuivit son chemin.
Quand il arriva face à la tombe de marbre surmontée d'une statue de corbeau étendant les ailes, son cœur se serra d'avantage. La tombe était soigneusement entretenue et des fleurs fraîches étaient déposées dessus. Le cimetière était régulièrement nettoyé par des jardiniers payés par le roi, ce qui expliquait la propreté de la sépulture en dépit du peu de fois où il l'avait visité.
Il posa un genou à terre et effleura la pierre froide du bout des doigts. Il sentit les larmes lui monter aux yeux mais les contint. Il se força à sourire, pour faire bonne figure devant ses frères et sœurs.
Il se recueillit en silence de longues minutes, leur racontant mentalement ce qu'il avait fait ces dernières années. Ils n'étaient évidemment pas capable de l'entendre mais cela lui fit du bien. Plus serein, il se releva avec un léger sourire. En se retournant, il avisa le noble encapuchonné qui se tenait face à la tombe derrière lui.
Il retourna se mêler aux vivants et après quelques minutes au sein de la foule débordante d'allégresse, sa tristesse céda face à la joie, tout de même plus modérée qu'en début de journée. Il s'amusa jusqu'à la tombée de la nuit où il regagna le palais pour faire un brin de toilette et enfiler une tenue propre avant de dîner avec le roi et sa famille, en compagnie des autres chevaliers dragons.
Il se résigna à se laver avec un chiffon humide en découvrant Hydronoé roulé en boule au fond de la baignoire remplie d'eau chaude, les cheveux ondulant à la surface. Il laissa son jumeau barboter en paix et eut le temps de se laver, s'habiller et quitter la chambre sans que son frère émerge.
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Chevalier dragon : Tome 3 : Le crépuscule du monde
FantasíaDe retour de mission, Aymeric et ses compagnons n'ont pas le droit au repos. Ils partent seconder leurs aînés à Ronto, où un mal mystérieux plongent les dragons dans une rage profonde. L'arrivée soudaine du roi de Talenza et les nouvelles inquiétant...