Chapitre 25 : Rage

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La panique et la souffrance qui se dégageaient de l'intonation de son frère l'affolèrent. La voix de Lysange lui parvint de très loin alors qu'elle se tenait à deux pas de lui, lorsqu'elle lui demanda ce qui se passait. Il ne répondit pas à l'appel de la sylphe et se laissa glisser le long du lien. Il grimaça en ressentant les pulsations douloureuses qui ravageaient le corps de son jumeau : la souffrance était partout.
Hydronoé gisait face contre terre, dans une maison délabrée. Il fixait son regard sur un mur lézardé et gris de poussière, couvert de toiles d'araignée. Autour de lui se dressaient des silhouettes noires, encapuchonnées. Un éclat argenté dans la périphérie du champ de vision d'Hydronoé attira l'attention d'Aymeric. Un poignard ! Un tressaillement de colère l'agita des pieds à la tête et la rage éclata dans son cœur. Ils étaient encore là : les assassins. Et cette fois ce n'était pas un seul individu mais plusieurs.
Le jeune homme ne resta pas planté là plus longtemps : il se mit à courir droit vers son jumeau en s'aidant du lien pour s'orienter. Chaque pas rendait la douleur de son frère plus palpable, plus vive. Il accéléra d'avantage. Il avait vaguement conscience de Lysange, Ourania et Gébald qui essayaient de le suivre mais il les sema rapidement en s'enfonçant dans les ruelles de la capitale. Perdu dans sa course et son désir de retrouver Hydronoé, il ne se rendit pas compte qu'il entrait dans un quartier pauvre. Il était moins misérable que le ghetto d'Ondre mais la taille et le délabrement des maisons indiquaient quelle catégorie de population vivait ici. Hydronoé n'était plus très loin. Aymeric lui cria :
Tiens bon, je suis presque là !
Son frère répondit dans un gémissement :
Ne viens pas, c'est un piège !
Son avertissement ne freina pas le demi-dieu. Ainsi donc ce n'était pas son jumeau que les assassins voulaient mais lui, comme il s'en doutait depuis le début. Le premier assassinat n'avait été qu'une erreur, on avait confondu Hydronoé avec lui. Sauf que les assassins revenaient, mieux préparés et décidés à achever leur mission. Très bien. Il allait leur offrir ce qu'ils désiraient sur un plateau d'argent. Ils le regretteraient amèrement.
Il s'arrêta devant une maisonnette au toit à moitié effondré et cernée de mauvaises herbes qui grimpaient à l'assaut des murs. Hydronoé était là. Il ressentait vivement sa souffrance, omniprésente, envahissante. Et le pire dans tout ça restait l'impuissante gentillesse d'Hydronoé. Il aurait pu se changer en dragon et détruire ses adversaires mais il n'en faisait rien, par peur de les blesser. Il n'utilisait pas non plus l'eau pour se défendre mais cette fois la raison ne venait pas de sa profonde bienveillance.
Aymeric l'avait senti dans les derniers mètres : la tête d'Hydronoé tournait, son corps était lourd. On l'avait drogué. Foude rage, il défonça la porte de la bicoque d'un grand coup de pied et se baissa juste à temps pour esquiver un poignard. Les assassins savaient déjà qu'il était là. Il faut dire qu'il n'avait pas cherché à être discret.
Il compta rapidement ses ennemis. Dix. Bien entraînés et alertes, armés jusqu'aux dents. Et lui n'avait même pas une épée. Peu importe : il leur réglerait leur compte quand même. Aymeric allait passer à l'action quand un gémissement d'Hydronoé le détourna un instant de ses adversaires. Son jumeau gisait sur le sol, immobile. Ses pieds et ses poignets étaient ligotés. Son visage n'avait plus rien de gracieux : il était tuméfié et boursouflé, couvert de sang et de bleus. Ses vêtements froissés et salis à cause des coups de pieds lui donnaient une piètre allure.
Le sang d'Aymeric ne fit qu'un tour. Comment avaient-ils osé ? Comment avaient-ils pu s'en prendre à Hydronoé à ce point ? A son jumeau toujours souriant, qui tendait la main aux autres ? Ils avaient fait tout ça pour l'attirer lui ? Il essaya de se contenir mais en une fraction de seconde, la colère submergea tout. Il sentit à peine une lame le frôler et l'entailler au niveau de la joue. Il la laissa le couper et l'attraper à main nue avant qu'elle se fige dans le mur.
Le tranchant lui entailla la chair et le sang chaud dégoulina le long de son avant-bras. Il n'en tint pas compte, alimenté par une rage mille fois plus brûlante et dévorante qu'une blessure superficielle. Il fit tournoyer l'arme entre ses doigts. Elle était excellente, très équilibrée. Si certains assassins restèrent en retrait, quatre d'entre eux se jetèrent sur lui.
Il les laissa venir en analysant leurs mouvements, leur équipement, leur façon de se coordonner. Leur niveau égalait celui des chevaliers dragons et les dépassait sans aucun doute sur certains aspects. Ils avaient l'art de la mort dans les veines. Mais Aymeric n'était pas qu'un chevalier dragon. Il contra le coup du premier et lui attrapa le bras. D'un geste brusque, il le projeta sur deux autres assassins.
L'un d'eux rattrapa son camarade tandis que l'autre l'évita en glissant au sol avant de se relever souplement. Aymeric dévia de peu la lame du quatrième qui manqua son épaule d'un centimètre. Il empoigna le plus proche à la gorge d'une main et lui enfonça le poignard en plein cœur. Il ne ressentit aucune once de remord alors que le corps de son adversaire se relâchait.
Les assassins voulaient sa mort ? Alors il jouerait selon les règles des assassins en tuant en retour. Il n'aurait aucune pitié. Il lâcha le cadavre sur le sol et essuya la lame écarlate contre sa manche. Ses opposants marquèrent un temps d'arrêt. Ils ne s'attendaient pas à ce qu'il face preuve d'autant de violence. Mais Aymeric se fichait de ce qu'il pensait.
Ce qui pulsait dans ses veines et animait son cœur était de la colère brute, celle qui ne s'embarrassait pas de limites et qui réclamait de s'imposer, de tout consumer en submergeant même le bon sens. Elle était primitive, brutale, exquise. Une voix cria dans un coin de la pièce :
- Arrête sinon je le saigne !
Les yeux glacés d'Aymeric s'arrêtèrent sur Hydronoé. Un assassin le tenait par les cheveux, exposant sa gorge pâle menacée par une arme. Le dragon d'eau n'émettait aucun son mais Aymeric ressentait sa peur comme si elle était la sienne. Et il se remémora ce que c'était quand l'autre mourrait.
Le vide qu'on éprouvait, cette sensation vertigineuse comme si on coupait brutalement une part de lui, un morceau vital de son être. Cette impression de vivre mais de n'être plus que l'ombre de soi-même, de savoir que l'autre ne sera plus jamais là et qu'on demeurera éternellement seul à moins de mettre fin à ses jours. Il se souvint d'Hydronoé se liquéfiant sous ses yeux, comme un souvenir qui s'évanouissait à jamais.
Aymeric poussa un hurlement de rage. Son poignard fusa en direction de l'homme qui menaçait son frère et la lame se figea dans l'œil de l'assassin jusqu'à la garde. Celui-ci n'eut pas le temps de pousser un petit cri surpris et étranglé. Il s'effondra lourdement, mort sur le coup. Aymeric profita de la confusion et de la stupeur pour se rendre aux côtés de son jumeau. Il se plaça devant lui pour que personne ne l'atteigne. Cette nuit Hydronoé ne recevrait pas un coup de plus !
La rage se mua en haine et le brûla de l'intérieur. L'air autour de lui s'alourdit et les poils de ses avants-bras se hérissèrent. Des crépitements troublèrent le silence et les assassins eurent un mouvement de recul. Aymeric leva ses mains qui brûlaient. Elles étaient parcourues de fines étincelles blanches. Un sourire carnassier étira ses lèvres. La foudre de Praeslia...
Il la laissa gagner ses bras. Les étincelles doublèrent de volume en dansant follement autour de lui, à l'image de la tempête qui sévissait en lui et noyait sa raison. Il tendit le bras vers la cible la plus proche et un éclair blanc fusa vers l'assassin et le toucha en pleine poitrine. Il vola contre le mur avec un craquement sourd et s'effondra au sol, les yeux encore ouverts.
Les autres reprirent leurs esprits et attaquèrent Aymeric, sauf un. Aymeric se livra à un ballet instinctif. Il évolua entre les lames et les corps avec sa grâce coutumière. Il frappa vite et précisément. A chaque coup, un adversaire tombait. L'odeur du sang lui montait à la tête et lui donnait la nausée. Les battements de son propre cœur l'assourdissait et il ne pensait plus qu'en terme de techniques de combat et d'efficacité guerrière.
Il se jeta sur un des derniers assassins encore debout et ils basculèrent au sol. En quelques mouvements il désarma son adversaire. Il posa ses mains autour de son cou et appuya. Il sentit son sang circuler sous ses doigts, ce fluide vitale aqueux. Cette pensée résonna étrangement en lui. Dans un flash, le monde prit une nouvelle dimension à ses yeux.
Il percevait l'humidité extérieure sur les pavés crasseux, l'eau que les assassins transportait dans leurs gourdes accrochées à leur ceinture et, par-dessus tout, le cycle immuable du sang dans les veines.
Il se concentra dessus, freina la course du sang jusqu'à l'arrêter complètement. L'assassin se raidit en gémissant. Aymeric l'étrangla jusqu'à ce qu'il perde connaissance, fasciné par cette nouvelle puissance qui vibrait tout autour de lui et qui réagissait à ses sollicitations. Il ignorait la provenance de ce nouveau don mais il s'en inquiéterait plus tard.
Seuls trois assassins demeuraient à exterminer, dont un qui ne bougeait pas depuis son entrée dans la maison. Il planta un poignard dans la cuisse du premier avant de l'assommer en lui écrasa la tête contre un mur. Il brisa le bras armé du second et lui colla un coup de genou dans le ventre avant de propulser sur le sol. Au moment de se ruer sur le dernier une main agrippa le bas de son pantalon. Il essaya de se dégager violemment mais celui qui le tenait refusa de lâcher prise.
Agacé et prêt à briser le nez de celui qui le retenait, il jeta un œil au sol. Sa détermination flancha en rencontrant les yeux suppliants d'Hydronoé. A cause de sa faiblesse physique, ils étaient redevenus dorés avec des pupilles fendues. Son jumeau l'implora mentalement, incapable d'articuler le moindre son, les lèvres éclatées par les coups reçus plus tôt.
Arrête Aymeric. Arrête, je t'en supplie.
Le jeune homme cligna des paupières plusieurs fois et prit de grandes inspirations pour recouvrer sa lucidité. Sa rage reflua face aux supplications de son frère. Peu à peu, il prit conscience de la scène de carnage autour de lui, de ce qu'il avait fait. Ceux qui n'étaient pas morts gisaient sur le plancher écarlate en poussant des gémissements, les membres parfois tordus dans des angles improbables.
Les cadavres se vidaient lentement de leur sang. Des éclats écarlates éclaboussaient les murs, accompagné par les traînées noires laissées par la foudre. Le sang et la mort empuantissaient l'atmosphère. Les cheveux d'Hydronoé baignaient dans une mare rouge et Aymeric s'empressa de le redresser en se détournant du massacre.
Les étincelles s'étaient dissipées autour de ses bras et sa fureur redescendait aussi rapidement qu'elle était montée. Alors qu'il soutenait son frère, des soldats du royaume des Dragons entrèrent dans la pièce, l'épée au poing. Des voisins ou des passants les avaient peut-être alerté. Toujours est-il qu'ils intervenaient trop tard. Ils pâlirent en découvrant la scène. L'un d'eux, le plus jeune, retourna même dehors pour vomir. Les hommes ne savaient pas sur qui pointer leur arme. Le dernier homme en noir encore debout et qui appartenait de toute évidence à la ligue des assassins ou le jeune homme maculé de sang de la tête aux pieds ? Aymeric arriva à articuler :
- Mon frère a besoin de soins. Nous venons d'Alembras pour le mariage de la princesse Lisbeth et du prince Ezimaël. Je fais partie de la garde rapprochée du roi, il faut que nous regagnions le palais.
Les soldats échangèrent des œillades qui trahissaient leur hésitation. Le dirigeant du groupe dit finalement :
- Très bien. Nous allons vous escorter mais je vous conseille de vous tenir tranquille.
Puis il se tourna face au dernier assassin encore indemne et lança plus durement :
- Quant à vous, rendez-vous sans opposer de résistance sinon je peux vous assurer que vous ne verrez pas le jour se lever.
En réponse l'homme masqué laissa tomber sa ceinture de poignards et leva les mains. Les hommes du roi l'encerclèrent et il se laissa conduire vers la sortie sans se débattre. Aymeric souleva Hydronoé dans ses bras. Son jumeau ne pesait pas lourd. L'énergie presque électrique encore présente dans son organisme l'aidait aussi à supporter le poids de son frère. Ce dernier ne dit pas un mot tandis qu'ils retournaient au château, ni de vive voix ni mentalement.
Tu m'en veux ?  l'interrogea Aymeric.
J'ai eu peur. En fait, j'ai toujours peur...
De moi ?
Oui. Tu t'es comporté comme une bête. Tu n'avais même pas l'air de te rendre compte de ce que tu faisais à ces gens. Ce sont des assassins et peut-être qu'ils méritaient leur sort mais pas comme ça. C'était trop cruel, tu aimais les briser...Je n'aime pas te voir dans cet état second. Tu n'es plus toi et à travers notre lien je ressens ta colère mais aussi la jouissance que ça te procure.

Désolé Hydro
, répondit Aymeric en baissant les yeux pour ne plus voir le regard inquiet de son frère rivé sur lui. Je n'ai pas essayé de résister à mes pulsions. Je voulais simplement...peut-être te venger mais surtout les punir pour la dernière fois. C'était si facile de céder...Je ne me suis pas maîtrisé, je ne me rendais plus compte de rien en dehors du nombre de vie que je prenais...

Chevalier dragon : Tome 3 : Le crépuscule du mondeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant