Chapitre 39 : Tourmente

482 57 54
                                    

Aymeric observa les centaines de corps qui se consumaient en crachant une fumée noire dont les panaches suffocants montaient jusqu'au ciel. Des fosses comme celle face à laquelle il se dressait n'était plus une rareté dans le nord. Il y en avait une à côté de chaque village. Les habitants encore vivants déchargeaient leurs morts à l'intérieur et allumaient des bûchers funéraires qui brûlaient durant des jours. L'odeur de chair grillée était aussi insupportable que le spectacle de ces corps qui fondaient et craquaient sous l'assaut du feu. Pourtant Aymeric restait. Car même si ses yeux fixaient la fosse, son esprit divaguait ailleurs.
Cela faisait plus de trois mois que Lysange avait été enlevé. Ses compagnons et lui avaient sillonné Amaris pour la retrouver, sans succès. Aucun des endroits marqués sur la carte n'avait mené à sa compagne. Juste au moment où il ne restait plus la moindre piste, la maladie de Ronto avait fait son grand retour.
Ils avaient été si naïfs en pensant que l'incendie de la capitale suffirait à l'éradiquer ! Tout le monde s'était cru en sécurité, les portes de la ville avait été ouvertes et la population survivante s'était précipitée dans les villages environnants. Certains avait emporté la maladie avec eux. A présent elle ne ravageait plus uniquement le nord : elle remontait aussi en direction d'Alembras et de Talenza. Seul le royaume d'Hangaï demeurait épargné.
Les habitants migraient massivement vers ce territoire, dans l'espoir d'échapper à l'épidémie. Les dirigeants des trois royaumes encore partiellement épargnés mettaient en place des camps pour les réfugiés le long des frontières d'Hangaï. La moitié des compagnons d'Aymeric se trouvait justement en mission là-bas, pour guider les migrants vers ces habitations de fortune qui les accueilleraient jusqu'à un retour à une situation normale.
Aymeric préférait demeurer dans le nord avec une poignée de ses amis, au plus près du foyer de départ de l'épidémie. Il ne craignait pas la mort. Depuis que Lysange était partie, il avait la sensation de n'être qu'une coquille vide. Avant, sa quête de sa compagne et ses voyages incessants d'un point à un autre du continent le maintenaient occupé et entretenaient l'espoir. Mais désormais...L'abattement le gagnait, il n'avait plus le goût à rien. Il sautait des repas, dormait trois heures par nuit et se noyait dans le travail pour étouffer son inquiétude. Plus les jours passaient et plus les chances de revoir sa compagne s'amenuisaient.
Personne n'avait la moindre piste, même pas sa mère. Qui se serait douté que les dieux, ces êtres tout puissants à l'origine de leur monde, pouvaient être impuissants face à un simple minerai ? La zytalite brouillait leurs pouvoirs, paralysait les appels à l'aide que Lysange leur adressait sans doute.
- Agradios est celui à blâmer pour cette invention problématique, avait grogné la déesse de la guerre. La création de la zytalite partait d'un bon sentiment : mon frère voulait que les humains aient un moyen de se dissimuler au regard des dieux si l'un d'entre nous prenait un mortel en grippe. Je crois d'ailleurs que ce reproche s'adressait à moi plus qu'au reste du panthéon. Navrée Aymeric, je suis dans l'incapacité de t'aider...
Un grincement ramena le chevalier dragon dans le présent. Il riva son regard glacé sur un homme au regard vide en train de pousser une charrette tirée par un âne squelettique jusqu'au bord de la fosse. Elle débordait de cadavres à la chair en putréfaction. L'odeur de décomposition parvenait jusqu'à Aymeric sans le déranger : il côtoyait la mort si souvent que son odeur s'imprégnaient dans ses vêtements et ses cheveux. Des nuées de mouches vrombissaient autour des corps, vivaces en dépit du froid qui régnait. Une main se posa doucement sur son épaule. Zacharie lui adressa un sourire doux qui n'arriva pas à l'apaiser.
- La nuit va tomber, nous devrions rentrer, lui suggéra son ami.
- Combien sont morts depuis le début à ton avis ? le questionna le chevalier dragon. Est-ce que quelqu'un tient seulement des comptes ? Qui se souviendra de ces gens quand ils ne seront que poussière ? Il ne restera rien de leur passage sur cette terre...
- Je sais. Des villages entiers sont décimés, des familles éradiquées...On les entasse là-dedans avant de les faire disparaître, pour toujours. Mais ça nous arrivera tous. Rien ne subsiste éternellement : même l'Histoire finit par oublier le nom des héros. Ce qui compte ce n'est pas l'empreinte que nous laisserons mais la façon dont nous aidons nos prochains dans l'instant présent. Nous sommes chevaliers dragons, nous protégeons ce continent. Si nous ne pouvons rien pour les morts, alors occupons nous des vivants.
Aymeric opina lentement du chef et se détourna du charnier. Il dévisagea son frère d'arme et lui demanda :
- Est-ce que tu te sens vide toi aussi quand tu n'es pas aux côtés d'Ezimaël ?
Zacharie marqua un temps d'arrêt puis répondit :
- Oui. J'ai beau savoir que je le retrouverais tôt ou tard, l'absence reste douloureuse. J'aimerais que nous ne soyons jamais séparés, que nous n'ayons pas besoin de nous cacher pour nous aimer...Après tout, nous ne faisons de mal à personne.
Aymeric lui frotta le haut du dos, un peu coupable de l'avoir attristé. Ils rejoignirent leur campement, à proximité d'une forêt de pins. Gébald attisait le feu et Hydronoé n'était pas encore revenu de son tour des villages environnants.
- Si jamais il n'y a plus âme qui vive dans les environs, nous lèverons le camp, décida Aymeric. Il est temps que nous allions prêter main forte à nos compagnons. Nous nous sommes attardés dans le nord trop longtemps.

Chevalier dragon : Tome 3 : Le crépuscule du mondeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant