Chapitre 24 : Des unions inattendues

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Aymeric peinait à comprendre la situation. Une minute auparavant le mariage se déroulait de façon classique. Lisbeth et Ezimaël allaient échanger leurs vœux et le prêtre avait prononcé le très classique «Si quelqu'un souhaite élever sa voix pour s'opposer à ce mariage, qu'il parle maintenant où se taise à jamais car les dieux vont sceller cette union». C'est à ce moment que tout avait basculé. A côté de lui, Alaman avait bondi comme un chat sauvage, à l'instar de Brazidas et Zacharie.
Autant dire qu'Aymeric ne s'y attendait pas. Il comprenait pour Brazidas mais Alaman et Zacharie ? Ses yeux avaient effectué l'aller retour de son compagnon originaire du sud à son cousin. Oui, c'était définitivement le prince du royaume des Dragons que son ami fixait avec un regard brillant. Quant à Alaman...Il ne comprenait toujours pas. Non seulement il s'était opposé au mariage mais en plus il venait de s'enfuir avec Lisbeth sur le dos et la garde à ses trousses.
Le jeune homme pivota en direction des portes du temple et remarqua que les soldats et les serviteurs qui devaient poursuivre son meilleur ami et la mariée enlevée s'étaient arrêtés. Ils s'écartèrent lentement pour laisser passer un homme titubant. Ce dernier s'arrêta au milieu de l'allée et déclara d'une voix rauque en pointant le prêtre :
- Moi aussi je m'oppose à cette union !
Puis il tomba à genoux, à bout de forces. Dans la foule, deux personnes réagirent à l'apparition soudain de cet inconnu. Médéril se tourna vers lui en s'écriant :
- Liwen ?!
Héléna porta une main à sa bouche, les yeux agrandis par la stupeur. Elle vacilla et se rattrapa de justesse au banc. Aymeric n'arrivait pas à le croire non plus. Cet homme serait le frère cadet de son père ? Celui plongé dans le coma depuis de longues années ? Certains indices ne trompait pas sur son appartenance à la famille royale : ses cheveux de jais, ses yeux bleu foncé, certains traits de son visage...
Il portait des vêtements de nuit trempés mais était venu sans chaussures. A son coup pendait un bijou qui attira l'œil d'Aymeric. Il s'agissait d'une simple chaîne en métal au bout de laquelle brillait une pierre rouge qui irradiait doucement, comme animée d'une énergie propre. La mère du roi Médéril, demeurée silencieuse jusque là, s'indigna en rugissant à l'intention des soldats et des serviteurs :
- Qu'attendez-vous pour aider mon fils ? Comment personne n'a pu remarqué qu'il déambulait à l'extérieur ? Vous êtes incompétents !
Alors que les concernés avançaient vers le prince, une ombre obstrua l'entrée du temple et un rugissement fit vibrer l'air. Les invités, qui chuchotaient depuis plusieurs minutes, se turent instantanément. Même Aymeric porta une main à sa hanche avant de se rappeler que son épée était posée sur le lit de sa chambre. Un nouveau rugissement perça le silence et un éclair fendit l'air, illuminant brièvement l'intérieur du bâtiment d'une lumière aveuglante.
Certains invités commencèrent à s'inquiéter et à s'agiter. Quand un gigantesque œil bleu glace scruta l'intérieur depuis les portes ouvertes de l'édifice religieux, la panique se déclencha. Les gardes et serviteurs fermèrent les portes et se réfugièrent vers l'autel, provoquant un mouvement de foule. Alors que tout le monde hurlait et cherchait une sortie de secours, Aymeric demeura calme.
- Restez en place, ordonna t-il à ses compagnons.
Ses amis obéirent même s'il lisait la crainte sur leur visage. Lui savait qu'il n'y avait rien à redouter. Il avait reconnu celle qui attendait sous la pluie battante, impatiente de se manifester enfin. Les nobles effrayés parvinrent à fuir grâce au prêtre qui leur indiqua une voie de sortie en passant par les pièces réservées, en temps normal, à sa seule personne. Cependant le brave homme ne s'en alla pas avec eux et se prosterna face contre terre. Le bâtiment entier trembla et Gébald demanda :
- Qu'est-ce qui se passe ? Pourquoi nous n'allons pas avec les autres ?
- Tout va bien, le rassura Aymeric. Fais-moi confiance, rien de mal ne va nous arriver.
A vrai dire, Aymeric voulait assister à ce qui allait se produire. Il pressentait qu'un moment historique se jouait ici et maintenant. Les portes s'ouvrirent avec fracas sur une ombre noire. Un éclair déchira le ciel, révélant une femme qui se tenait sur le seuil. Elle pénétra dans le temple avec une démarche noble. Son armure noire comme l'obsidienne cliquetait à chacun de ses pas et sa longue cape couleur sang effleurait le sol derrière elle à la manière d'une traîne. Elle ne portait aucune arme apparente mais tout chez elle criait qu'elle incarnait le danger. Ses cheveux rouges et noirs étaient coiffés en couronne et ses lèvres pourpres tranchaient avec ses yeux glacés.
Elle s'arrêta à côté du prince Liwen qui essayait vainement de se relever, abandonnés par les soldats et les serviteurs lors de la fuite de la majorité des invités. Avec des gestes doux, elle l'aida à se remettre sur pieds et dit :
- Vous avez déjà fait un grand effort en venant jusqu'ici. Ne gaspillez pas vos forces.
Elle le souleva dans ses bras sans difficultés et le porta jusqu'à l'autel où elle se déposa sur un des bancs. Puis elle se tourna vers le prêtre qui n'osait pas relever la tête et tremblait de tout son être.
- Vous êtes l'homme en charge de ce lieu ?
- O...Oui, couina l'intéressé.
- J'ai besoin de vos services. Tout de suite.
Le religieux osa lever le regard pour détailler celle qui faisait face et ses yeux s'écarquillèrent de terreur. Il trembla de plus belle avant de s'écrier :
- Je ferrais ce que vous voulez, ce que vous voulez !
Aymeric se demanda si l'homme avait reconnu la déesse de la guerre derrière son apparence humaine ou s'il percevait simplement le danger qui émanait d'elle. Praeslia se tourna vers la famille royale du royaume des Dragons et ordonna en désignant Héléna, puis Médéril :
- Brisez le mariage entre eux.
Cette annonce stupéfia le prêtre qui retrouva assez de courage grâce au choc pour protester :
- Mais c'est impossible. Ils se sont unis sous les yeux des dieux qui ont approuvé cette union et...
- Pas tous, le coupa Praeslia. Et même s'ils désirent protester, je les attends de pied ferme.
Deux poignards jaillir dans ses mains gantées de cuir noir, venus de nulle part. Le religieux déglutit en avisant leur tranchant aiguisé et bafouilla :
- Très...très bien. Nous allons faire comme vous le désirez.
La mère de Médéril ne l'entendait pas de cette oreille et tempêta :
- Pour qui vous prenez-vous ? Vous perturbez un mariage royal ! Sortez d'ici immédiatement où je lance toute notre armée à vos trousses !
- Seulement une armée vieille femme ? s'amusa Praeslia. Vos menaces ne sont pas très convaincantes.
Praeslia laissa des éclairs parcourir son armure et ses poignards se changèrent en épées. Tout le monde eut un mouvement de recul, impressionné par sa démonstration de puissance. Ils venaient tous de comprendre qu'elle était plus qu'une simple guerrière. Lysange lui glissa :
- Aymeric, est-ce qu'il s'agit de ta mère ?
- En personne.
Praeslia s'impatienta et dit en tapant frénétiquement du pied :
- Alors la rupture de ce mariage, c'est pour aujourd'hui ou pour demain?
Le prêtre se releva en essayant vainement de masquer sa crainte. Il invita Médéril et Héléna à le rejoindre d'un geste de la main, incapable de prononcer un mot. Si la reine peinait à tenir sur ses jambes vacillantes, Médéril n'exprimait aucun signe de peur. Aymeric trouva même qu'une lueur amusée et soulagée dansait dans son regard. Toujours en bégayant, le prêtre prononça le divorce.
Aymeric en tira une sorte de satisfaction qu'il expliquait difficilement. Peut-être qu'il ne supportait pas de savoir son père avec une femme qu'il n'aimait pas, bien qu'il n'ait rien contre Héléna. Durant cette petite cérémonie imprévue, la mère de Médéril fulmina. Elle n'arriva pas à s'empêcher de dire :
- Un roi sans reine ne peut pas gouverner ! Comment allons-nous expliquer ça au peuple ?
Praeslia balaya ses plaintes d'un geste dédaigneux et déclara :
- Nous n'en avons pas fini, rassurez-vous. J'ai tout prévu. Pour commencer nous allons marier le prince Liwen et Héléna.
Aymeric approuva silencieusement la décision de sa mère. Les deux personnes concernées échangèrent un regard lourd de sens. Celui de Liwen brûlait d'impatience et Héléna laissa échapper une larme.
- Main...Maintenant ? s'enquit timidement le prêtre.
- Cette affaire a suffisamment attendu, grommela la déesse de la guerre.
- Mais...C'est à dire...Il n'y a ni robe, ni alliances, ni annonce officielle.
Praeslia leva les yeux au ciel. Aymeric percevait son exaspération et se retenait pour ne pas sourire. En revanche, ses amis ne pipaient mot. C'est à peine s'ils osaient respirer ou cligner des paupières.
- Peu importe, répondit Liwen à la place de la déesse. Est-ce que ça te va Héléna ? Si tu n'es pas d'accord nous pouvons attendre quelques jours pour tout prép...
- Non ! s'écria l'ancienne reine du royaume des Dragons. Marions-nous ! Maintenant !
La mère de Médéril resta bouche bée face à l'empressement de son ancienne belle-fille. Praeslia fit disparaître ses armes et un coffret en bois clair apparut dans ses mains. Elle alla se placer aux côtés du prêtre, sur le point de défaillir.
Elle fit signe à Ezimaël de les rejoindre. Le prince, qui était resté silencieux dans un coin du temple et observait la scène de loin, la rejoignit sans une once d'hésitation. La déesse de la guerre plaça le coffret dans ses mains et lui murmura quelques mots à l'oreille. Le jeune homme acquiesça avec un sourire doux. Héléna aida Liwen à tenir debout et glissa une main dans la sienne.
- Tu comprends quelque chose à ce qui se passe ? l'interrogea Hydronoé.
- Oui. Je vois une famille sur le point d'être réunie après de trop longues années. Je t'expliquerais quand tout sera fini. Profitons du mariage.
La cérémonie n'avait rien de fastueux mais elle avait le mérite d'être émouvante. Héléna et Liwen rayonnaient de bonheur, contrairement à Lisbeth et Ezimaël avant eux. Cette fois personne ne s'opposa à cette union, pas même la mère du marié qui trépignait pourtant à sa place. Au moment d'échanger les alliances, Ezimaël ouvrit le coffret et dévoila deux anneaux en or blanc décorés chacun de trois pierre précieuses : deux saphirs encadrant une aigue-marine. Les deux mariés s'émerveillèrent devant les bijoux et hésitèrent à les prendre. Praeslia dit d'un ton presque joyeux :
- N'hésitez pas, c'est un cadeau de ma part. Je les ai forgé en prévision de ce jour.
Ils échangèrent leurs alliances puis un baiser et Médéril applaudit à tout rompre, suivi par le reste des rares invités. Mais Praeslia n'en avait pas terminé.
- Maintenant vous allez me marier au roi Médéril, lança t-elle au prêtre.
Ce dernier poussa une exclamation surprise, surpassée par le cri de la mère de Médéril :
- Quoi ?! Vous mariez à mon fils ?
- Vous comptez vous opposer à moi ? siffla Praeslia en la foudroyant du regard.
- Tout va bien mère ! intervint Médéril. Je suis d'accord avec ce mariage.
La vieille femme serra les poings, vibrante de haine. Victorieuse, Praeslia présenta son bras à son futur époux qui l'attrapa avec un sourire aussi satisfait que celui de sa future femme. Ils attendaient sans doute cette opportunité depuis des années. Le réveil de Liwen avait été l'occasion rêvée, couplée au mariage avorté d'Ezimaël et Lisbeth.
Sa mère l'invita à son tour jusqu'à l'autel et lui confia un coffret similaire à celui qu'Ezimaël avait reçu plus tôt. Le jeune homme admira ses parents l'un à côté de l'autre et fiers. Pour la première fois depuis longtemps, ils étaient ensemble. Il pouvait voir l'affection que son père et sa mère se portait, l'amour puissant qui unissait une déesse et un mortel en dépit des différences.
Il n'avait jamais été aussi ému, pas même le jour de son adoubement ou de son emménagement avec Lysange. Les larmes lui montèrent aux yeux mais il les refoula. Il n'était pas du genre à pleurer en public. En revanche son père ne se priva pas. Aymeric ne tenait définitivement pas sa fibre sensible de lui. Le baiser qu'ils partagèrent après s'être passé la bague au doigt n'avait rien d'innocent. Aymeric envisagea de revoir sa définition du mot passion.
La mère des deux mariés du jour s'enquit en croisant les bras :
- C'est bon ? Vous avez eu ce que vous vouliez ? Où vous faut-il encore un trône et une couronne ?
- Votre façon de me parler m'horripile autant qu'elle m'amuse vieille femme. Et pour répondre à vos questions, j'ai une dernière exigence : je vous vole votre fils pour la nuit.
- Comment ça le voler ? Vous n'allez voler personne !
- Personne ne m'empêchera de passer une nuit de noce exceptionnelle avec mon époux et sûrement pas une mortelle acariâtre telle que vous, dit la déesse de la guerre d'un ton tranchant.
Elle passa un bras possessif autour de la taille de Médéril, défia la mère de ce dernier du regard puis déclara avec plus de douceur en se tournant vers Aymeric :
- Nous nous reverrons bientôt.
Avec un clin d'œil elle se volatilisa, emportant Médéril avec elle. Tout le monde, excepté Aymeric, poussa un cri de surprise. Le prêtre se mit à genoux et commença à prier silencieusement tandis que la mère de Médéril et Liwen répétait inlassablement :
- C'est impossible, c'est impossible, c'est impossible...
Héléna s'éclaircit la voix et annonça :
- Ces mariages n'étaient pas ceux à l'ordre du jour mais ils doivent néanmoins être célébrés. Nous avons aussi des invités terrifiés à rassurer, un repas et un orchestre qui attendent ainsi que deux jeunes gens en fuite dans nos rues.
Elle remercia chaleureusement le prêtre puis se dirigea vers la sortie en soutenant Liwen d'un côté tandis qu'Ezimaël le portait de l'autre. Aymeric, les chevaliers dragons et la famille royale d'Alembras les accompagnèrent, encore sous le choc des événements. Dehors, le beau temps était revenu. Dans les heures qui suivirent tout rentra dans l'ordre. Héléna apaisa efficacement les invités et annonça les derniers rebondissements en évitant de révéler l'implication de Praeslia. Elle imputa ses décisions à la mère des deux mariés.
Bien qu'étonnés, les invités oublièrent vite la singularité de la situation pour profiter des festivités. Ils décidèrent de fêter les mariages mais également le retour de Liwen. Ce dernier demeura assis une bonne partie de la soirée, encore affaibli. Il accorda quelques danses à sa nouvelle femme et parla beaucoup avec Ezimaël. Le jeune prince vint chercher Aymeric au cours de la soirée pour le présenter à son père.
- Père, voici Aymeric.
Le chevalier dragon s'inclina face à son oncle.
- Si je m'attendais à rencontrer le fils de Médéril dès mon réveil...J'ai compris en te voyant avec eux, près de l'autel. Tu leur ressembles beaucoup. Comment est-ce que tu es devenu chevalier dragon à Alembras ?
Aymeric lui raconta l'histoire puis continua de converser avec lui et Ezimaël jusque tard dans la soirée. Quand l'aube pointa le bout de son nez, Aymeric dansait avec Héléna. Il était maladroit mais la mariée ne s'énerva jamais, même quand il lui écrasa le pied. Il l'abandonna à un autre cavalier à la fin de la danse et invita Lysange pour l'ultime valse de la soirée avant un repos bien mérité.
Ils regagnaient l'aile des invités quand Gébald et Ourania les accostèrent.
- Aymeric, tu n'as pas vu Hydronoé ?
Le demi-dieu se souvint l'avoir croisé en début de soirée puis plus rien. Mais il ne s'inquiétait pas : son jumeau n'aimait pas vraiment la foule ou les bals. Il préférait se promener à l'extérieur, pour profiter de la fraîcheur de la nuit.
- Je ne l'ai pas vu depuis quelques heures mais il est sans doute dans les jardins ou près du lac.
- Nous avons déjà cherché, dit Ourania avec un ton inquiet.
- Il est peut-être perdu, suggéra Aymeric. Ça ne serait pas la première fois qu'il s'égare, surtout en pleine nuit.
Alors qu'il essayait de rassurer les deux dragons, une vague de douleur et de détresse le heurta de plein fouet. Son souffle se bloqua dans sa poitrine et sa gorge se noua tandis que la voix d'Hydronoé hurlait dans son esprit :
A l'aide !

Chevalier dragon : Tome 3 : Le crépuscule du mondeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant