Chapitre 26 : L'assassin

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Le dragon d'eau dormait toujours à poings fermés. Son visage avait désenflé mais ses bleus prenaient une mauvaise couleur jaune ou violacée. Son air paisible apaisa l'inquiétude d'Aymeric. Gébald et Ourania étaient assoupis chacun sur une chaise. Une atmosphère calme planait dans la pièce à la légère odeur médicamenteuse. Aymeric et Lysange quittèrent la chambre sans un bruit pour laisser Hydronoé se reposer, ils ne pouvaient rien faire de mieux.
Chaque fois qu'il venait au royaume des Dragons, il finissait immanquablement par prendre des coups.
Le chevalier dragon se demanda qui était assez cruel et déterminé pour s'acharner sur son frère et lui. Et surtout pour quel motif. Il commençait à y réfléchir sérieusement quand on cria son nom. Le roi Médéril venait vers lui à grandes enjambées pressées. Praeslia ne l'accompagnait pas, ce qui étonna le jeune homme. En oubliant toute discrétion, son père l'étreignit.
- Tu n'es pas blessé ?! J'ai eu tellement peur quand j'ai appris ce qui s'était passé durant mon absence !
Aymeric le repoussa gentiment et murmura :
- Père, ce n'est pas très judicieux de se laisser aller à ce genre de débordements dans les couloirs du palais. Imaginez si quelqu'un nous entendait ou nous voyait.
Médéril réintégra son rôle de roi et reprit un visage sérieux.
- Je suis au courant des risques. Mais tu es mon fils, je ne peux pas toujours rester en retrait. Surtout quand on tente de t'assassiner dans mon royaume pour la seconde fois, pendant mon mariage.
- Heureusement vous avez un membre de la ligue des assassins en prison. Nous allons pouvoir lui poser quelques questions, déclara le jeune homme. Je comptais lui rendre visite dès à présent. Est-ce que vous m'en donnez l'autorisation ?
- Tu es libre de circuler à ta guise dans le château Aymeric mais je ne te conseille pas d'aller le voir.
- Pourquoi ? s'étonna t-il.
- Parce que ce n'est pas une bonne idée, intervint une seconde personne dans son dos.
Le roi Alaric les rejoignit. Il avait l'air exténué mais conservait un sourire amical. Il continua :
- Médéril et moi avons déjà échangé quelques mots avec lui. Après la nuit d'hier, tu n'es pas prêt à une confrontation avec cet homme. Pour ton bien, je te suggère vivement de ne pas y aller. Je te donne ce conseil en tant qu'ami, pas en tant que roi.
Son air s'assombrit alors qu'il parlait. Un mauvais pressentiment s'éveilla dans le cœur d'Aymeric. Jamais le roi d'Alembras n'avait adopté ce visage fermé en sa présence. Celui qui avait été attrapé hier ne devait pas être n'importe qui. Peut-être un membre haut placé dans la hiérarchie de la ligue des assassins ?
Qu'est-ce qu'il pouvait avoir de si horrible ? Avait-il déjà fait des révélations choquantes aux rois ? Des révélations qu'Aymeric serait incapable de supporter ? Ou alors les deux souverains craignaient que sa colère de la veille se ravive à la vue de cet homme qui avait participé à l'enlèvement et à la torture d'Hydronoé.
- Je vous assure que je peux me contrôler.
Les deux monarques partagèrent une œillade et secouèrent négativement la tête.
- Pour cette fois ne t'occupe pas de ça Aymeric. Nous allons nous en charger.
- Vous me cachez quelque chose, comprit le jeune homme.
Son père grommela un :
- Pourquoi est-ce qu'il a fallu qu'il hérite de l'instinct de sa mère?
Le jeune homme croisa les bras et attendit qu'on lui donne des explications. Comme ni son père ni le roi Alaric n'étaient disposés à le faire, il leur tourna le dos et demanda à un garde en surveillance au bout du couloir :
- Excusez-moi, pouvez-vous m'indiquer le chemin des prisons ?
Derrière lui, le souverain d'Alembras s'écria :
- Aymeric, je te l'interdis !
- Navré, répondit l'intéressé. Je ne suis plus un enfant.
Médéril se précipita vers lui et essaya de le retenir.
- S'il te plaît, ne fais pas ça. Écoute nos conseils : cette rencontre ne t'apportera rien de bon.
L'espace d'une seconde, l'air suppliant de son père faillit avoir raison de sa détermination. Mais il ne renonça pas. Il avait besoin de comprendre. Pourquoi on s'en prenait à lui depuis sa naissance, qui se cachait derrière toutes ses tentatives d'assassinat. Et il ne voulait pas entendre la réponse de la bouche d'autrui mais du coupable lui-même. Quand il quitta le couloir, son père n'insista pas d'avantage. Même Lysange n'osa pas lui emboîter le pas.
Il tourna en rond dans le palais. Il chercha son chemin et interrogea de nombreux gardes. Il arriva finalement dans une aile du château presque déserte et isolée. Elle était moins bien décorée que les autres et se terminait sur un escalier en pierre qui descendait dans les ténèbres. Deux gardes impassibles postés en haut des marches l'arrêtèrent.
- Halte. Qui êtes-vous ?
- Je suis Aymeric Clarence de la garde des chevaliers dragons d'Alembras. Je viens voir le prisonnier qui a été amené ici hier soir. J'ai participé à sa capture et j'ai des questions à lui poser concernant des assassinats dans lesquels il serait impliqué.
Sa réponse suffit aux gardes qui l'autorisèrent à descendre. Alors qu'il songeait que la sécurité laissait à désirer, il comprit qu'il se trompait lourdement en arrivant en bas de l'escalier. Une épaisse porte de fer lui barrait le chemin, ainsi que deux autres gardes. Ces derniers le fouillèrent et désignèrent son épée.
- Pas d'armes à l'intérieur pour les visiteurs.
Il détacha son fourreau et le tendit à l'un des gardes. Ils ouvrirent la porte qui pivota sur ses gonds sans le moindre grincement. Aymeric pénétra dans un long couloir éclairé par des torches. Le long des murs, entre chaque cellule, un soldat montait la garde. Le jeune homme remarqua que la plupart des cellules devant lesquelles il passait étaient vides.
Il vit un homme affalé dans l'une d'elle, une bouteille à la main. Dans une autre, une femme se jetait contre les barreaux en criant des insultes. Elle essaya de saisir Aymeric en passant son bras à travers les grilles. Le jeune homme esquiva et continua son chemin. Comment savoir où on avait enfermé l'assassin ? Il osa questionner un des soldats qui se fit un plaisir de quitter son poste pour le guider.
- Il est bien plus loin, dans le quartier sécurisé réservé aux criminels les plus dangereux. Nous ne pouvions pas prendre le risque de le laisser en compagnie des ivrognes et des petits fauteurs de troubles. Il est immobilisé mais restez le plus loin possible de sa cellule. On ne sait jamais à quoi s'attendre de la part d'un type pareil mais ça sera tout sauf agréable, vous pouvez me croire.
Il s'arrêta devant une grille délimitant les deux parties de la prison et ouvrit. Il attendit qu'Aymeric soit passé pour refermer derrière lui. Ils progressèrent jusqu'au fond de la prison. Ici il n'y avait aucun garde et les barreaux des cellules étaient espacés d'un demi-pouce.
- Il est juste là, déclara le soldat en pointant la dernière cellule du menton. Je vous attends près de la grille.
Il fit demi-tour et laissa Aymeric seul, à quelques pas d'un assassin. Le jeune homme se prépara mentalement à la confrontation. Il s'attendait à tout : violence verbales, menaces, manipulations, tentatives de destruction psychologique...Il se planta face à l'assassin en demeurant à une distance respectueuse.
L'homme avait les poignets maintenus contre le mur au-dessus de la tête par des fers épais. La longueur des chaînes ne lui permettait pas de baisser les bras. Ses chevilles aussi étaient entravées, attachées l'une à l'autre. Il avait été dépouillé de ses armes, de son long manteau à capuche et de ses chaussures. Il dormait, la tête baissé. Du moins c'est ce qu'Aymeric croyait jusqu'à ce qu'une voix moqueuse et rauque provenant de l'homme susurre :
- Encore de la visite ? Décidément, je suis gâté aujourd'hui.
Aymeric eut un temps d'hésitation. Son instinct lui commanda soudain de faire demi-tour et de s'éloigner de cette prison autant que possible. Néanmoins il resta planté là et trouva le courage de demander :
- Qui êtes-vous ?
Dans sa cellule l'assassin murmura :
- Finalement tu es venu...
- J'ai besoin de réponses. Concernant celui qui vous a employé et qui a placé ce contrat sur ma tête. Vous savez qui est cette personne, n'est-ce pas ?
L'homme rit tout bas et ses chaînes cliquetèrent. Il demeura pendu là comme un pantin sans volonté, muet. Aymeric se doutait avant même de mettre un pied dans la prison que le faire parler ne serait pas aisé. Il avança d'un pas sans se départir de sa méfiance.
- Répondez, ordonna t-il.
- Sinon quoi ? Qu'est-ce que tu comptes me faire Aymeric ?
L'entendre prononcer son prénom lui fit serrer les poings. De quel droit osait-il se montrer si familier alors qu'il avait tenté de l'assassiner ?
- Répondez, répéta le chevalier dragon.
- Répondez, répondez...Tu n'as que ce mot à la bouche. On dirait que l'influence de ta véritable famille t'es montée à la tête.
En plus de connaître son identité en tant que chevalier dragon, il savait aussi de qui il était le fils ? Un doute fleurit dans le cœur d'Aymeric. Si cet homme était au courant de ce secret jalousement gardé alors c'est qu'il y avait de fortes chances que quelqu'un ait vendu la mèche. Hors son père lui avait expliqué que seul la famille royale du royaume des Dragons était au courant. Ce qui voulait donc dire...
- Votre employeur a beau être de la royauté, il ne vous aidera plus maintenant que vous êtes en prison. Vous ferriez mieux de me dire ce que vous savez et je toucherais un mot au roi pour qu'il allège votre peine.
L'assassin éclata de rire.
- Aymeric, Aymeric, Aymeric ! Tu es toujours aussi futé mais tu restes encore trop confiant dans le genre humain. Tu crois vraiment que ton cher père va laisser un être comme moi en vie ? Après toutes celles que j'ai arrachées ? Tu étais plus réaliste que ça lorsque nous étions enfants.
Le prisonnier releva la tête et exposa son visage à la lumière des torches. Aymeric recula si brusquement que son dos heurta le mur avec violence, expulsant une partie de l'air de ses poumons. Son cœur s'emballa tandis qu'il peinait à croire qu'il ne rêvait pas. Sa surprise arracha un sourire à Zolan qui s'écria :
- Surprise petit frère ! Alors, tu ne viens pas me serrer dans tes bras ? Après toutes ces années !
Aymeric ouvrit la bouche et la referma, incapable de répondre. Zolan...C'était Zolan. Là, séparé de lui par des barreaux. Non, impossible ! Zolan était mort ! Mort dans l'incendie de leur maison, des années plus tôt ! Il reposait dans une tombe commune, avec le reste de leurs frères et sœurs !
- Pourquoi tu fais cette tête ? Tu as vu un fantôme ? se moqua mesquinement l'assassin.
- Tu...Tu n'es pas Zolan, parvint à articuler le chevalier dragon. Tu ne peux pas être lui...
- Pourquoi donc Aymeric ? Parce que je suis censé être mort dans l'incendie avec nos autres frères et sœurs ? Ou parce que tu ne supportes pas l'idée que je sois un meurtrier ?
La gorge nouée et les idées trop confuses pour énoncer une phrase cohérente, Aymeric se contenta de secouer la tête. Non, ça n'était pas possible. C'était un cauchemar, un sort, une illusion, une ruse. Zolan...Malgré son envie de ne pas rencontrer le regard de l'assassin, il releva la tête et observa attentivement ses traits.
Il avait toujours le même visage étroit encadré de fins cheveux châtains foncés. D'ailleurs il possédait encore cette mèche plus longue que les autres qui lui descendait en bas du menton et qu'il tressait comme lorsqu'il était enfant. Mais ses joues étaient creusés et ses yeux noirs attentifs s'étaient ternis, habités par une obscurité épaisse teintée de mort. Aymeric reconnut sa cicatrice et en dessous son grain de beauté caractéristique. Zolan mesurait une tête de moins que lui désormais mais il possédait une silhouette plus fine et des muscles fins.
Un profil d'assassin, songea le chevalier dragon. Il ressemblait à celui qui avait été son frère mais il y avait quelque chose d'inconnu et d'inquiétant derrière ce visage familier. Comme si un étranger avait pris l'apparence de Zolan. Mais Aymeric connaissait la vérité. L'homme face à lui conservait le visage de son frère mais sous la surface il n'avait plus rien en commun avec le garçon qui l'avait protégé des années plus tôt.
Un grand vide lui creusa le cœur, étourdissant. Il s'adossa au mur pour ne pas basculer, soudainement privé de ses forces. Des souvenirs de son enfance l'envahissaient et se heurtaient douloureusement avec la réalité. Zolan, son frère de cœur, celui qu'il admirait par-dessus tout pour sa force de caractère et son âme généreuse venait de chuter de son piédestal.
- Tu n'es pas Zolan, s'entendit-il dire.
L'autre éclata de rire. Le son désagréable rebondit contre les murs de pierre.
- J'ai changé à ce point ? Tu préfères peut-être que je te rafraîchisse la mémoire avec quelques anecdotes de notre vie dans la rue ? Ah, le bon vieux temps ! Nous étions pauvres mais heureux, dans un sens.
- Tais toi.
- Un problème Aymeric ? Conversons un peu, j'ai tout mon temps !
- Arrête cette comédie ! cria le jeune homme en frappant le mur du poing.
Le sourire moqueur qui étirait les lèvres fines de Zolan s'évanouit. Il plissa ses yeux effilés et susurra :
- Tu m'as l'air tendu. Qu'est-ce qui ne te convient pas ?
Son petit jeu piqua Aymeric au vif. La tristesse céda place à une colère froide et la plaie dans son cœur s'enflamma. Il s'approcha de la cellule, une expression froide sur le visage.
- Tu as essayé de me tuer.
- C'est mon métier, répondit l'autre avec un haussement d'épaule.
Aymeric rumina ces mots en silence. Ils étaient odieux mais dévoilaient l'étendue du changement chez Zolan. Subitement, il sentit qu'il n'avait plus rien à faire ici. Son désir d'obtenir des réponses s'effondra et il tourna les talons sans un regard de plus pour l'assassin. Ce dernier s'agita et cria :
- Où est-ce que tu vas ? Tu as vu quelque chose qui ne te plaisait pas mon frère ? Reviens, moi qui rêvait d'évoquer le passé ! Tu sais, celui avant que tu deviennes le chien fidèle du roi, dressé pour obéir à n'importe quel ordre ! Il doit vraiment t'adorer Aymeric ! Je parie qu'il n'a qu'à claquer des doigts pour que tu fasses le beau ! Allez reviens ! Nous n'en avons pas fini !
Aymeric s'arrêta à mi-chemin dans le couloir et dit d'une voix à la fois froide et brûlante comme de la glace :
- Nous n'avons plus rien à nous dire. Tu croupiras ici pour le restant de tes jours ou alors tu seras mis à mort pour tes crimes. Et je ne suis pas ton frère.
Le chevalier dragon quitta la prison oppressante, poursuivit par les appels moqueurs et les éclats de rire presque fous de Zolan.

Chevalier dragon : Tome 3 : Le crépuscule du mondeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant