Chapitre 5 : Temps mort

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Une fois Gordon et Mirzal soignés, ils attendirent que Sandor revienne à la normale. Ce qui ne tarda pas et se manifesta par la confusion du dragon de terre. Il cligna des yeux et les questionna avec un ton pâteux :
- Qu'est-ce que vous m'avez fait ?
- Pardonne-nous, dit Gordon. Nous devions vérifier quelque chose. Maintenant nous allons pouvoir te sortir de là.
Gordon, Aymeric et Hydronoé défirent les liens qui entravaient Sandor et le dragon se releva en s'étirant.
- Où sont mes vêtements ?
- Dans la mine je le crains, répondit son frère.
- Très bien, je vais aller les cherch...
- NON ! hurlèrent t-il tous en chœur.
- Je vais te donner une des mes tenues de rechange, déclara Gordon. Mais par tous les dieux, ne retourne pas là-dedans !
- Si vous voulez, accepta Sandor qui ne comprenait pas pourquoi ils paniquaient tous.
Ils laissèrent le dragon s'habiller et se préparèrent pour redescendre et quitter ce maudit endroit. Le retour s'effectua dans le silence. Personne n'ouvrit la bouche, pas même Gordon pour expliquer les événements à Sandor. Le cœur gros et le pas lourd, ils regagnèrent le palais royal. Un soldat les arrêta à l'entrée et annonça :
- Sa majesté désire vous voir dans son cabinet de travail.
Ils se laissèrent guider dans le château intégré à la roche jusqu'à une pièce où régnait un fouillis indescriptible. Aymeric y prêta à peine attention, plutôt concentré sur le roi et sur ce qu'il s'apprêtait à dire.
Le monarque de Notterey faisait les cent pas, la mine grave et le front couvert d'une fine pellicule de sueur. Lysange, Ourania, Venerika et Aerine étaient alignées derrière le bureau encombré, le visage impassible. Le soldat referma la porte derrière eux et aussitôt le souverain bedonnant s'exclama :
- C'est une histoire de fou ! Vous voulez me faire fermer les mines sous prétexte qu'elles font perdre la tête aux dragons ? Vous savez combien cela m'a coûté de les faire creuser et fortifier ? Et vous voulez aussi que je renonce à exporter les pierres que nous possédons ? Il y en a des caisses dans les entrailles du palais, cela représente l'effort d'hommes qui sont allés les extraire péniblement !
- Calmez-vous mon roi, intervint Lysange. Nous sommes désolés de vous obliger à faire tout cela mais ce n'est pas contre vous : c'est pour la sécurité des peuples. Notterey est aussi concerné.
- D'abord des démons qui nous envahissent en prenant l'aspect d'humains puis des pierres qui font perdre la raison aux dragons ! Qu'est-ce qui ne tourne pas rond sur ce continent ?! tonna le roi en virant au rouge.
Son énervement se propagea à Aymeric qui contracta les mâchoires pour retenir une réponse cinglante. La saute d'humeur du roi l'agaçait profondément. Ce dernier continua de tempêter durant dix bonnes minutes malgré les paroles rassurantes et raisonnables des chevaliers dragons. N'y tenant plus, Aymeric s'exclama :
- Vous préférez faire du profit plutôt que de protéger votre peuple ? Causer le chaos pour quelques pièces d'or et tâcher vos mains du sang des innocents pour vendre de vulgaires cailloux brillants ? Une pierre a plus de valeur à vos yeux qu'une vie ? A quel point êtes-vous cupide ?!
Le souverain de Notterey ferma la bouche et blêmit, choqué par la véhémence des propos du jeune homme. Aymeric ne regrettait aucune de ses paroles et les chevaliers dragons ne dirent rien pour lui donner tort. Le roi lui tourna le dos et alla s'asseoir lourdement sur sa chaise. Il soupira et dit finalement :
- Très bien. Si c'est pour le bien du continent alors je me chargerais de fermer les mines et détruire les stocks. Mais ne m'en demandez pas plus.
Aymeric s'inclina respectueusement et répondit :
- C'est tout ce que nous désirons mon roi. Merci de votre soutien.
- Sortez maintenant. Je vais avoir du travail par-dessus la tête à cause de vous. Retournez donc à Alembras faire votre rapport au roi Alaric et transmettez-lui mes aimables salutations, grommela le régent de Notterey.
Ils se retirèrent avant qu'il se ravise, ravis à l'idée de prendre un peu de repos. Ils louèrent des chambres dans une auberge modeste à la sortie de la ville pour que leurs aînés puissent reprendre des forces avant le voyage de retour. Venerika se chargea de prévenir le roi en envoyant un pigeon tandis que Gordon s'était isolé avec Sandor à une table éloignée.
Aymeric devina qu'il expliquait au dragon de terre ce qu'il avait fait. Au fil de son récit, le visage de son jumeau se décomposa. Il finit par fondre en larmes, certainement quand son frère lui apprit qu'il était responsable de la mort de quatre d'entre eux. Gordon le consola et Venerika vint l'épauler pour apaiser le dragon de terre dont les pleurs ne se tarissaient pas.
- Je suis désolé, tellement désolé, répéta Sandor entre deux sanglots.
- Nous le savons. Tu n'étais pas dans ton état normal, le rassura Venerika.
- Tu devrais aller dormir, proposa Gordon. Il y a longtemps que tu n'as pas fermé l'œil et le vol à venir sera long.
Le dragon acquiesça et se leva en contenant mal les tremblements qui agitaient son corps. Son frère le soutint juste avant que ses jambes cèdent sous lui. En voyant cela Aymeric, assis au bar et observant la scène de loin, vint lui prêter main forte. Ils montèrent les escaliers grinçants avant de déposer délicatement Sandor sur le lit, trop petit pour lui et avec une couverture trouée.
Il pleurait toujours et se roula en boule comme le ferait un enfant après un cauchemar. Il ne bougea plus et demeura immobile plusieurs minutes, jusqu'à ce que sa respiration s'apaise. Alors seulement Gordon et Aymeric quittèrent la chambre sur la pointe des pieds. Son ancien mentor chuchota :
- Il va mettre du temps à s'en remettre.
- Nous serons là pour l'aider, lui assura Aymeric. Nous n'allons pas le laisser affronter ça seul.
- Je me doutais que tu répondrais quelque chose dans ce style. Maintenant que j'ai éclairci certaines choses avec Sandor, passons à toi.
- Moi ? s'étonna le jeune homme.
- Oui toi. Fils de Praeslia.
Aymeric émit un petit «oh» accompagné d'un sourire crispé. Après sa révélation soudaine dans la mine, il aurait du se douter que Gordon voudrait lui en toucher deux mots. Ils retournèrent au fond de la salle principale de l'auberge. Il y avait peu de clients et l'ambiance était plutôt calme. Ils commandèrent une bière et après quelques gorgées et une grande inspiration, le jeune homme raconta à son mentor qui étaient ses parents ainsi que la façon dont il l'avait appris.
Gordon écouta attentivement et sans l'interrompre, en portant de temps à autre sa pinte à sa bouche.
Son œil valide fixait Aymeric sans rien laisser transparaître, ce qui angoissait un peu le jeune homme. A la fin, il laissa son ancien mentor méditer sur son récit et termina sa choppe d'une traite. Gordon dit d'un ton songeur :
- Voilà pourquoi tu as un air de famille avec le roi du royaume des dragons...
Il plongea son regard dans la contemplation de sa boisson en faisant tourner son verre entre ses doigts. Il s'agita sur sa chaise et déclara d'un ton bourru :
- Bien...C'est très bien.
Aymeric le connaissait trop bien pour ne pas savoir ce qu'il avait entête et annonça avec sincérité :
- Je vais conserver ton nom de famille.
Gordon releva brusquement la tête car il ne s'attendait pas à une telle révélation. Aymeric poursuivit :
- Il est peut-être mon père mais c'est toi qui m'a élevé. Tu as fait plus pour moi que lui, même si je ne doute pas qu'il aurait tué pour être à ta place et prendre soin de moi. Mais les dieux ont voulu que se soit toi alors je ne vais pas abandonner ton nom pour prendre celui d'une famille au sein de laquelle je n'ai pas de racines.
Gordon émit un petit ricanement qui ne parvenait pas à cacher l'émotion intense qui imprégnait son visage. Il se détourna pour demander une autre bière et en profita pour écraser une larme. Aymeric fit comme si de rien n'était en souriant discrètement.
Alors qu'on servait de nouveau Gordon, le jeune homme remarqua Venerika accoudée au bar. Elle regardait dans leur direction avec une pointe d'insistance. Il comprit le message implicite et dit à Gordon :
- Je vais aller me reposer maintenant que nous nous sommes tout dit. La mine a vraiment sapé mes forces.
Gordon le salua tandis qu'il montait les escaliers. Aymeric jeta un œil par dessus son épaule juste à temps pour voir Venerika s'installer face au chevalier dragon borgne. Elle lui sourit avec tendresse et le jeune homme présagea que la conversation allait prendre une tournure romantique.
Du moins il l'espérait. Comme tous les autres membres de la garde, il songeait que Gordon et Venerika se tournaient autour depuis bien trop longtemps et n'attendait qu'une chose : qu'ils ouvrent les yeux et fassent un pas l'un vers l'autre.
Il gagna sa chambre et, comme il s'y attendait, Hydronoé était sagement assis sur son lit. Son jumeau n'avait sans doute pas osé le déranger pendant qu'il discutait avec Gordon. Il quitta son manteau et demanda à son frère qui avait une petite mine :
- Tu ne devrais pas dormir pour être en forme cette nuit ?
- Je n'y arrive pas. Je n'arrête pas de songer à Sandor. Il avait l'air dévasté...Tu crois qu'il arrivera à s'en relever ?
- Il est fort. Ça ne se ferra pas du jour au lendemain mais il parviendra à surmonter le traumatisme.
- Qu'est-ce qui s'est passé quand tu étais dans la mine ? enchaîna aussitôt Hydronoé. Je t'ai senti devenir de plus en plus agressif et puis brusquement démoralisé. Tu as été touché comme Sandor, pas vrai ?
- C'est donc la vraie raison de ta présence ici, devina Aymeric. Je ne vais pas te mentir, tu as très bien ressenti ce qui s'est passé. En tant que demi-dragon, j'ai été affecté. Honnêtement je n'avais pas songé à cela et j'ai négligé l'héritage de ma mère en entrant là-dedans. C'est encore difficile pour moi de me dire que je suis l'enfant d'un dieu et que j'ai des caractéristiques similaires aux tiennes.
- Je dois admettre que tu ressembles plus à un humain qu'à un dragon mais tu portes néanmoins une trace visible de ta filiation à Praeslia : tes yeux.
Aymeric acquiesça. Il l'avait remarqué lors de sa brève rencontre avec la déesse de la guerre. Comme dans les légendes ou sur les œuvres d'art, elle possédait des iris glacées. C'était bien leur seul trait commun. Pour le reste, il tenait de Médéril.
- Qu'est-ce qui t'es venu en tête dans la mine pour que tu sois aussi bouleversé ? insista son jumeau.
- Toutes mes angoisses et mes craintes envers ma propre personne. Je me suis rendu compte qu'inconsciemment, j'ai peur de moi. Risible, n'est-ce pas ? Ma peur la plus secrète me concerne moi-même.
Hydronoé ne trouva pas cela drôle. Il demeura sérieux mais le regard bienveillant. Son attitude rassura Aymeric qui s'était attendu à un grand éclat de rire ou à un regard choqué.
- Tant qu'à avoir peur de quelque chose, mieux vaut craindre ce qu'on peut garder à l'œil et contrôler, déclara très justement son frère. Tu sais quelles sont tes forces et tes faiblesses, où se situe ta limite. Toi mieux que quiconque peut te maîtriser.
Chaque mot touchait droit au but et un sentiment de sérénité éclipsa presque toutes les craintes d'Aymeric. Il avait de la chance d'avoir un frère tel qu'Hydronoé qui savait exactement quoi dire pour le réconforter et lui redonner confiance. Son jumeau n'ajouta rien, se contentant d'arborer une mine confiante.
Il quitta la chambre en pressant l'épaule d'Aymeric au passage. L'esprit plus tranquille, le jeune homme se débarrassa de son manteau et ses bottes avant de s'allonger pour sombrer dans le sommeil plus rapidement qu'il l'escomptait.
La nuit tombait quand il fut réveillé par une caresse douce sur la joue. Il sursauta en reprenant pied dans la réalité. Lysange était penchée au-dessus de lui et il se détendit instantanément.
- Il est l'heure, dit-elle en déposant un baiser sur le coin de sa bouche.
Il se rhabilla rapidement et descendit dans la salle de repas de l'auberge, bien plus animée qu'en fin de matinée. Les buveurs, principalement des mineurs, riaient et s'amusaient par groupes de quatre ou cinq dans une ambiance bruyante et bon enfant. Tous les chevaliers dragons étaient déjà présents, sauf Hydronoé. Le dragon d'eau finit par arriver en baillant, les yeux noyés de sommeil et les cheveux ébouriffés.
Ils payèrent leur chambre et quittèrent Ronto. Aymeric était pressé de regagner le château des gardes pour plusieurs raisons : faire son rapport au roi, écrire à son père et attendre le retour de ses amis morts lors de cette mission. Ils prirent la voie des airs et Aymeric se laissa bercer par le rythme régulier des battements d'ailes de son jumeau et le son du vent dans ses oreilles.
Perdu dans la contemplation du paysage peuplé d'ombres, il se dit qu'il était temps pour lui d'avoir une conversation sérieuse avec une personne en particulier pour achever de tuer ses doutes quant à sa condition de demi-dieu.
Il réfléchit à ce qu'il pourrait lui dire durant le vol puis abandonna, la tête lourde. Il préféra se concentrer sur les plaines obscures qu'ils survolaient et guetta surtout le royaume des dragons au sommet de la montagne du nord.
Quand ils prirent de l'altitude, il remarqua les lueurs discrètes de la ville autour du lac. Il était trop loin pour distinguer les habitations. Il se demanda ce que faisait son père et Ezimaël. Peu de temps après, ils laissèrent la montagne derrière eux, planant en direction d'Alembras.
Le soleil se levait quand ils arrivèrent en vue de la forêt abritant le palais des gardes. Comme personne ne vivait aux alentours, ils la survolèrent de jour sans crainte d'être repérés. Les dragons progressaient plus lentement, fatigués par le voyage.
Ourania et Aerine demeuraient en tête et avaient encore de l'énergie à revendre tandis que Sandor peinait à suivre le groupe. Il perdait de la hauteur et de la vitesse à chaque seconde. Ils se posèrent dans la cour du château et le dragon de terre s'écrasa au sol en manquant de faucher la fontaine de peu. Gordon sauta à bas du dos de son frère et s'écria :
- Tu n'as rien ?!
- Non. Que des égratignures...
Il se redressa et se traîna en direction des bois. Gordon demanda avec étonnement :
- Mais où est-ce que tu vas ?
- Me reposer. Loin, au calme.
Sandor n'ajouta rien et Gordon le laissa s'éloigner en paix. Les autres chevaliers dragons ne dirent pas le moindre mot et le regardèrent partir du coin de l'œil, peinés. Aymeric dessella Hydronoé qui baillait de fatigue. Son jumeau s'endormit au pied même de la fontaine en compagnie de Brazidas, sans reprendre son apparence humaine.
Leurs aînés, plus habitués, trouvèrent le courage d'aller se transformer avant de regagner leur chambre. Ils s'éparpillèrent en silence et Gordon resta au milieu de la place, hésitant. Il ne quittait pas des yeux la direction prise par son frère. Venerika posa une main sur son épaule et lui glissa :
- Laisse-lui du temps. Il a besoin de tranquillité.
Son ancien maître poussa un soupir à en fendre l'âme et se résigna. Il entra dans le château, les épaules basses, et Aymeric comprit très bien ce qu'il ressentait. Voir un proche souffrir et s'isoler sans pouvoir agir...D'une certaine manière, l'attitude de Sandor lui rappelait celle de Zacharie.
- Tu ne viens pas ? demanda Lysange en arrivant à sa hauteur.
- Je vais aller dans la chapelle, répondit-il avec un léger sourire.
Sa compagne acquiesça et lui pressa doucement la main avant de s'éloigner. Elle n'avait pas compris ce qu'il voulait faire et tant mieux. Inutile de lui causer du souci pour rien. Il se dirigea vers le bâtiment religieux à l'arrière du château.
Il n'y avait personne à l'intérieur et ses pas résonnèrent tandis qu'il marchait gravement vers le fond. Plus il s'en approchait, plus son corps devenait lourd et sa bouche sèche. Il puisa dans son courage pour ne pas renoncer et faire demi-tour. Il s'agenouilla sous le vitrail de Praeslia en fermant les yeux. Il murmura tout bas :
- J'ai besoin de vous parler...

Chevalier dragon : Tome 3 : Le crépuscule du mondeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant