Chapitre 27 : Repas de famille

335 54 16
                                    

Quand l'épaisse porte de fer se referma dans son dos et qu'il remonta les escaliers, il eut l'impression de quitter un mauvais rêve. La colère était toujours là, basse et sourde. Il ne remarqua la présence de son père que lorsque celui-ci posa une main sur son épaule.
- Est-ce que ça va ?
Non. Rien n'allait. Il avait envie de hurler, de frapper, de pleurer.
- Tu savais qui il était pour moi, n'est-ce pas ? C'est pour ça que tu as essayé de me dissuader de venir.
- Le roi Alaric m'a expliqué quand nous avons découvert l'identité de cet homme. Il a dit que tu risquais d'être bouleversé.
- Ça n'a pas d'importance, murmura le jeune homme. Ce qui est dans cette prison...Ce n'est plus Zolan.
Il se hâta de s'éloigner de cette aile du palais, son père sur les talons. Il sentait que Médéril mourait d'envie de lui parler mais le monarque n'osa pas ouvrir la bouche durant le trajet. Aymeric regagna le couloir menant à sa chambre, hanté par l'image de Zolan qui souriait avec effronterie en dépit des chaînes et des barreaux. Comment en était-il arrivé là ? Pourquoi lui ? Aymeric se surprit à penser qu'il aurait préféré que Zolan soit mort. L'horreur de cette pensée ne le choqua même pas. Il était étrangement détaché maintenant qu'il se trouvait loin des geôles et de celui qu'elles enfermaient dans les ténèbres. Quand il arriva devant la porte de sa chambre, son père craqua finalement.
- Que veux-tu que nous fassions de ce Zolan ? demanda t-il.
Aymeric haussa les sourcils, étonné par la question. Il répondit avec une neutralité effrayante :
- C'est au roi de rendre la justice. Traitez-le comme bon vous semble.
Un éclat de tristesse traversa les yeux de son paternel. Il se sentit obligé de la rassurer :
- Je t'assure que je vais bien. Ce n'était pas une rencontre agréable mais vous m'aviez prévenu. Retourne auprès de Liwen au lieu de te soucier de moi. Vous avez du temps à rattraper tous les deux.
Médéril soupira et finit par abandonner la partie en posant tout de même une condition :
- Viens au moins dîner avec nous ce soir. Lysange est la bienvenue aussi. Tu n'as sans doute pas la tête à ça mais un repas en famille, tous réunis pour la première fois depuis des années, te changera peut-être les idées.
Comme Aymeric acquiesça par automatisme, il tourna les talons. Le jeune homme referma la porte de sa chambre avec une grande expiration. Cette idée de dîner offrirait une distraction bienvenue, un moyen d'oublier les derniers événements catastrophiques mais aussi de mener l'enquête. Il n'oubliait pas les indices que l'assassin avait échappé dans les prisons. Une piste toute fraîche désignait un membre de la famille royale mais lequel ? Ce repas lui offrirait l'occasion de creuser la question même s'il n'était pas sûr d'avoir envie de connaître la réponse...
Lysange l'attendait, assise sur un des fauteuils et un livre entre les mains. Il tira un second siège à côté d'elle et posa sa tête sur son épaule. Elle passa ses doigts fins dans ses cheveux et ce contact l'aida à s'apaiser. Elle ne le questionna pas et attendit qu'il se calme. Quand son esprit fut plus clair, il lui expliqua tout dans les moindres détails. Elle écouta patiemment, attentive comme chaque fois qu'il exposait ses problèmes. Si le monde avait décidé de s'écrouler à cet instant, il ne se serait pas inquiété car elle était là.
Il passa le reste de la journée au chevet d'Hydronoé, en compagnie de Lysange ou à essayer de savoir où avait disparu Lisbeth, Brazidas, Alaman et Firenza. Il pensait que Zacharie pourrait avoir des informations mais il ne trouva le jeune homme à la peau sombre nulle part. Quand il demanda à Gébald où se cachait son jumeau, le dragon de terre dit avec des yeux pétillants d'amusement :
- Occupé.
Quand le soleil commença à se coucher, le meneur des chevaliers dragons n'était pas plus avancé concernant la localisation potentielle de ses compagnons. Il se résigna à rester dans l'ignorance et préféra se préparer pour son dîner en compagnie des siens. En plus de Médéril il y aurait probablement Ezimaël, Liwen, Héléna et la mère des deux princes dont Aymeric ignorait toujours le prénom.
Peu de suspects mais beaucoup d'êtres qu'il appréçiait. Ce dîner lui offrait l'occasion parfaite de vérifier la théorie qui lui trottait dans la tête depuis son bref entretien avec l'assassin. Il espérait que la conclusion ne serait pas tragique ou qu'il se trompait.
Il arriva dans la salle à manger royale avec Lysange à son bras, guidé par un domestique. Médéril n'avait pas fait les choses à moitié. Cette pièce était la plus luxueuse et travaillée qu'il avait vu de tout le palais. Rien que la vaisselle aurait nourri un village pendant des mois, sans parler de la nappe avec des broderies dorés ou du plafond en mosaïque incrusté ici et là de pierres précieuses qui se reflétaient sur le parquet ciré à la lueur des lanternes accrochées le long des murs. Quand le mère de Médéril et Liwen les vit, elle demanda :
- Ezimaël, est-ce que c'est toi qui a invité ces deux jeunes gens ? Je pensais avoir été clair : le repas de ce soir ne concerne que la famille royale, pas les hôtes.
Le roi Médéril s'empressa de venir au secours de son neveu :
- C'est moi qui ait dit à Aymeric et Lysange de se joindre à nous.
- Nous devons parler de sujets qui ne regardent pas ces gens-là.
- Ils sont concernés, insista le souverain.
- En quel honneur ? renchérit sa mère.
- Aymeric est son fils, intervint Liwen.
Le silence qui suivi sa déclaration embarrassa le demi-dieu. Les regards convergèrent vers lui et les yeux de sa grand-mère le scrutèrent de haut en bas. Elle renifla, un brin méprisante.
- C'est donc lui. Je comprends mieux pourquoi il me semblait familier.
Sur cette parole pleine d'aigreur, ils prirent place à table dans un silence respectueux bien que pesant. Médéril déploya toutes ses qualités d'hôte et de chef de famille pour orienter la conversation sur des sujets légers. Tout se passa très bien jusqu'au plat principal, du moins en exceptant les regards accusateurs de la doyenne de la tablée. Aymeric n'aimait pas la façon dont elle observait Lysange. Avec cet air dédaigneux à la limite du dégoût, agrémenté d'une pointe de colère. Puis elle lança :
- Ta femme ne nous fait pas l'honneur de sa présence Médéril ?
- Elle est très occupée, dit calmement le roi. Elle ne nous rejoindra probablement pas.
- Plus rien ne va dans cette famille. Depuis quand les mariages sont-ils brisés de cette façon ? Vous n'avez rien à dire contre ça Héléna ?
L'intéressée adopta un sourire poli envers sa belle-mère et expliqua :
- Je n'ai jamais été attiré par Médéril. Nous avons passé de nombreuses années ensemble mais je n'attendais que le réveil de Liwen.
La vieille femme ouvrit de grands yeux surpris et indignés. Aymeric contint un sourire amusé avec peine. Elle ne s'attendait visiblement pas à cette réponse. Elle s'écria :
- Mais vous avez eu un enfant ensemble !
Ezimaël releva la tête avec une grimace. Médéril, Héléna et Liwen échangèrent un regard qui ne signifiait qu'une chose : nous devons lui avouer la vérité. Médéril se dévoua bravement tandis que son plus jeune frère posait sa main sur celle de son épouse.
- Ezimaël n'est pas mon fils. Il est celui de Liwen.
Le visage de la vielle femme vira au cramoisi tandis que sa bouches'arrondissait en forme de o. Le jeune homme pensa qu'elle allait s'étouffer ou que son cœur allait subitement arrêter de battre à cause de ses révélations. Elle se remit rapidement et tapa violemment du poing sur la table.
Tous les convives sursautèrent et elle vrilla ses yeux brûlants de fureur sur eux. Les coins de sa bouche étaient agités de spasmes et elle tremblait au point de menacer de tomber de sa chaise.
- Quelle folie frappe cette famille ? Vous bafouez toutes les traditions, les protocoles, nos usages ancestraux ! Aujourd'hui une inconnue a brisé le couple royal sans que personne n'essaie de lui tenir tête en dehors de moi. Et ce soir, j'apprends que l'unique héritier au trône n'est en fait pas le fils de Médéril ?! Le royaume sombre dans le chaos ! Un bâtard à notre table, une garce de sylphe, une belle-fille qui passe d'un époux à un autre sans honte, des fils qui se partagent une femme et un unique héritier maladif et homosexuel !
A la fin de sa tirade son teint était violacé et une veine saillait le long de sa tempe gauche. Un silence de mort descendit sur la table. Héléna se ressaisit la première et dit d'un ton étonnamment doux :
- Vous pouvez être en colère contre nous si vous le désirez mais je vous prie de laisser Ezimaël en dehors de cette histoire et de ne pas tenir ce genre de propos.
La mère des deux princes émit un ricanement sarcastique.
- Vous êtes tous aveugles. Vous n'avez pas remarqué la façon dont ce chevalier à la peau noire le regardait et dont il le regardait en retour.
Le sang quitta le visage du jeune prince qui prit la couleur de la craie. Sa respiration se bloqua et il devint plus rigide qu'une statue. Puis il reprit vie en un battement de cil et lança d'une traite en agrippant le bord de la table :
- Elle a raison : j'aime les hommes. En particulier Zacharie Silas.
Médéril en lâcha sa fourchette et Héléna se cramponna à la table comme son fils. Aymeric aussi partageait leur surprise. Ezimaël et Zacharie ? Depuis combien de temps ? Son ami ne lui avait rien dit ! Lysange paraissait aussi étonnée que lui. Le seul qui conservait une attitude détaché était Liwen. Un léger sourire illuminait son visage et il observait son fils sans reproches, avec gentillesse. Comme s'il savait déjà. Après sa révélation, Ezimaël se leva et marmonna :
- Excusez-moi. J'ai besoin d'air.
Héléna amorça un geste pour le rejoindre mais Liwen l'arrêta en secouant la tête.
-Il a besoin d'un peu de tranquillité. C'était très éprouvant pour lui de nous avouer ça.
- ASSEZ !
Le hurlement strident de la doyenne de la tablée hérissa les cheveux de tout le monde. Même Aymeric menaça de se lever pour se jeter sur elle, tous les sens en alerte. Son instinct de survie lui criait qu'elle était dangereuse, à cet instant précis. C'est sans doute ce qui le poussa à dire :
- C'est vous. C'est vous qui avez engagé les assassins pour m'éliminer.
Elle ne chercha même pas à nier les faits, perdue dans sa fureur. Elle hocha follement la tête et s'écria :
- Oui ! Oui je l'ai fait ! Comment est-ce que je pouvais te laisser vivre ? Toi, un bâtard ! Notre lignée était autrefois puissante, foisonnante d'héritiers ! Et aujourd'hui, que reste t-il ? Je ne pouvais pas laisser notre sang royal se corrompre à cause d'un enfant que Médéril avait eu avec je ne sais quelle femme. Sans doute une prostituée comme il refusait de révéler son nom et qu'elle ne pouvait pas s'occuper de toi. Mon pauvre Médéril...Tu as toujours été le plus gentil des trois mais aussi le plus naïf. Alors oui, j'ai fait appel à la ligue des assassins pour me débarrasser de toi, petit bâtard.
Le mot irrita les oreilles d'Aymeric qui contracta les mâchoires. Il bouillonnait intérieurement
- Mais tu n'es pas mort. Ni quand tu étais petit ni maintenant. Tu as au moins le mérite d'être plus résistant qu'Ezimaël. Increvable. Et si tu penses que tu peux avoir des prétentions sur le trône maintenant que Médéril t'as retrouvé, tu peux toujours...
Elle bascula à terre avant d'avoir terminé sa phrase, percuté par une silhouette fine mais assez puissante pour renverser la vieille femme d'une simple pression. Lysange l'empêcha de percuter le sol tête la première en la retenant par l'avant de sa robe. Sa compagne tremblait de fureur contenue mais elle parla d'une voix si calme qu'elle effraya Aymeric :
- Ne pensez pas qu'Aymeric a des vues sur le pouvoir. Il ne convoite pas le trône, il n'aspire qu'à servir Amaris en tant que chevalier dragon d'Alembras. Vous êtes vraiment la personne la plus odieuse sur laquelle j'ai jamais posé les yeux ! Osez vous en prendre à votre propre petit-fils pour une histoire de politique...Vous me répugnez.
La vieille femme s'agita sans parvenir à échapper à la poigne de fer de Lysange. Médéril n'osait pas intervenir, encore sous le choc de l'aveu, pas plus qu'Héléna qui semblait attachée à sa chaise. Quant à Liwen, il observait la scène avec un détachement prodigieux.
- Gardes ! appela la coupable dans une tentative désespérée pour se soustraire à la chevalière. Gardes !
Les hommes armés entrèrent précipitamment dans la salle mais Médéril et Liwen les renvoyèrent d'un geste de la main, parfaitement synchrones. Les gardes échangèrent des œillades interrogatives avant de regagner leur poste dans le couloir de manière hésitante. Lysange secoua la vieille femme comme un prunier. Aymeric s'empêchait d'intervenir uniquement parce que la victime de sa chère et tendre avait commandité son meurtre plus d'une fois.
- Vous allez retirer votre demande ! Si la ligue des assassins touche à nouveau un seul cheveu d'Aymeric ou d'Hydronoé, je me ferais un plaisir de venir vous trouver. Et que vous soyez reine ou non ne changera rien à votre châtiment.
La grand-mère d'Aymeric reprit ses esprits et éructa :
- Sale garce de sylphe ! Votre peuple a toujours été une plaie pour nous ! Vos invasions barbares ont profondément affecté notre nation et vous venez vous pavaner ici au bras de ce bâtard !
C'était trop. Médéril hurla :
- Mère, taisez-vous ! Vous êtes devenue folle ! La mort de père vous a fait perdre la raison ! Vous complotez contre votre propre famille, vous l'insultez et vous cherchez la mort de notre lignée ! Aymeric est peut-être né hors mariage mais il reste mon fils et si sa mère apprend ce que vous avez fait...
- Elle le sait déjà, dit une voix froide dans le dos du roi.
La tension dans la pièce monta d'un cran tandis que Praeslia s'approchait de sa démarche féline, venue de nulle part. Elle avait délaissé son armure pour une robe rouge simple et discrète. Mais même vêtue aussi simplement, elle dégageait un charisme qui attirait tous les regards. Liwen la salua d'une profonde révérence tandis que la mère des princes remuait de plus belle.
- Vous ! Comment êtes-vous entrée ici ?
- J'entre et je sors d'où je veux et quand je veux, répondit Praeslia avec un ton plus tranchant que le fil d'une épée aiguisée.
Elle se posta aux côtés de Médéril et passa un bras possessif autour de sa taille. Le roi ne s'en offusqua pas, trop préoccupé par le cas de sa mère. Il adressa un sourire crispé à sa nouvelle femme et dit :
- Tu as déjà terminé ce que tu avais à faire mon amour ?

Chevalier dragon : Tome 3 : Le crépuscule du mondeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant