19. Première mission

122 22 61
                                    

Le TXL1138 se dirigea vers l'énorme faisceau bleuté réfléchi par un miroir circulaire en forme de diaphragme. Celui-ci s'ouvrit lentement, laissant la colonne d'énergie, émanant de la surface, continuer sa course à l'extérieur de la magnétosphère planétaire. Le vaisseau fut alors emporté, à travers cette ouverture béante, par un rail électromagnétique au long duquel une force centrifuge, sans cesse croissante, allait le propulser vers les étoiles.

******

Nous nous élevions peu à peu au-dessus de l'astroport, croisant de nombreux autres vaisseaux et navettes en provenance des colonies. Ce trafic intense ne ressembla, très rapidement, plus qu'à une nuée d'insectes virevoltant à proximité de leur nid.

Après une bonne heure, qui nous parut interminable, nous nous trouvions déjà à la moitié de la distance qui nous séparait de notre lune ; toujours emportés par cette lumière bleutée, semblable au rayon d'une gigantesque roue qui aurait pour centre le cœur même de notre planète !

Aucun mouvement n'était plus possible. Nous pesions deux, puis trois et bientôt quatre fois notre poids réel. Le temps paraissait s'étirer, faisant de chaque minute une éternité. La force centrifuge s'amplifia au fur et à mesure que nous prenions de l'altitude, tout en accroissant notre vitesse de rotation. Ma vision périphérique devint sombre et floue, ne détectant plus qu'un infime point lumineux brillant en face de moi.

Soudain, le faisceau disparut, nous libérant de son étreinte. Le miroir de l'astroport venait de se refermer. Nous fûmes éjectés dans l'espace telle une vulgaire pierre au bout d'une gigantesque fronde et nous retrouvâmes, pour quelques brefs instants, à nouveau en apesanteur.

Mais ce répit fut de courte durée ; les tuyères de nos quatre réacteurs commencèrent à vibrer en crachant une intense lumière blanchâtre. Nous atteignîmes rapidement une vitesse phénoménale. Notre accélération approchait les cinq G ; nous pesions désormais cinq fois notre propre poids ! Écrasés au fond de nos sièges, nous étions privés du spectacle occasionné par ce départ mouvementé.

Ce ne fut qu'après d'interminables minutes, lors de l'extinction de nos réacteurs, que nous reprîmes lentement nos esprits. L'apesanteur régnait de nouveau et nous allions, bien heureusement, y rester jusqu'à la manœuvre de décélération que nous aurions à exécuter lors de notre mise en orbite autour de la sixième planète...

L'ordinateur de bord nous rappela qu'il était temps de prendre notre première dose d'élixir gravitationnel. Cette substance, développée par nos scientifiques, permettrait à nos organismes de ne perdre ni leur tonus, ni leur masse musculaire, durant les longues périodes que nous passerions à gravité zéro. Nous en possédions une quantité colossale, car il était également destiné à permettre à nos futurs passagers d'écouler le reste de leur triste existence en conditions d'apesanteur... Quelques gouttes de ce remède miracle nous remirent immédiatement d'aplomb !

Nous nous installâmes à nos postes respectifs sans perdre de temps. L'énorme ombre gris clair de notre lune remplissait nos écrans de contrôle, occultant les étoiles. Sa surface, parsemée de cratères, ne portait aucune trace de colonisation. Il était d'ailleurs interdit à quiconque de s'y poser.

Nous aperçûmes cependant quelques engins circulaires qui la survolaient à très basse altitude. Ils ne faisaient pas partie de l'inventaire de la Flottille ni de la panoplie des nombreux vaisseaux pirates que nous avions dû apprendre à identifier durant notre entraînement. Il s'agissait probablement d'une de ces nombreuses énigmes au sujet desquelles nous n'avions pas à nous interroger. Nous laissâmes bien vite passer cet astre sans vie, pour continuer notre course vers les étoiles.

Nous n'étions que dix à bord, en route vers la ceinture d'astéroïdes. Notre travail consistait à effectuer les vérifications de routine, principalement destinées à nous tenir occupés et d'empêcher que de trop longues conversations ne s'installent entre nous. La Fédération craignait que ces dernières viennent nuire au moral de l'équipage ; ce qui se répercuterait irrémédiablement sur la qualité de ses prestations.

Comme durant l'ultime phase de notre entraînement, les seules communications autorisées – et même encouragées – étaient celles que nous enetretenions avec nos compagnes, à la fin de chacun de nos cycles de travail. Elles se déroulaient dans les confortables sphères de simulation virtuelle qui équipaient notre espace de détente.

Un immense hublot panoramique nous permettait de regarder s'éloigner cette minuscule bulle d'eau, de terre et de vie, que nous abandonnions derrière nous. Elle était si belle, mais de plus en plus inaccessible. Tout comme cette fille, que j'aimais profondément et qui me manquait déjà terriblement !

La distance qui nous séparait ne nous permit bientôt plus de converser en temps réel. Nos ondes radio mettaient de plus en plus de temps à la parcourir. Ces rencontres virtuelles se transformèrent progressivement en une série de longs monologues, entrecoupés d'interminables périodes d'attente.

J'avais l'intime conviction que mes compagnons partageaient mes sentiments envers notre société. Son fonctionnement, basé sur une restriction maximale de nos libertés individuelles, assurait un assouvissement optimalisé de nos besoins vitaux et affectifs. Elle nous offrait juste assez de crédits pour ne manquer de rien et nous garantissait de ne pas vivre seul, nous procurant ainsi une existence confortable... jusqu'à ce que nous ne lui soyons plus d'aucune utilité ! Mais personne ne semblait s'en inquiéter. Nous avions appris à ne pas nous soucier d'un avenir que l'on nous exhortait, depuis notre plus tendre enfance, à ignorer.

Je sentais, malgré tout, naître une certaine complicité entre mes camarades et moi. Nous avions été sélectionnés pour cette mission selon les mêmes critères, non seulement intellectuels et physiques, mais aussi psychologiques. Le Système Préparatoire avait parfaitement rempli sa mission en nous aiguillant vers une carrière qui, tout en nous offrant une occupation exaltante, nous écartait des colonies et de leurs métropoles. Peut-être notre sort était-il lié à celui de nos passagers ; nous qui devions les transporter vers leur sombre destination, voués à partager leur exil en devenant leurs convoyeurs attitrés ?

Ces pensées germaient en moi sans que je ne puisse vraiment les contrôler. Je n'osais, bien évidemment, pas en parler avec mes compagnons ni même à ma partenaire. Je craignais d'attirer l'attention des fonctions de surveillance automatisées qui devaient sans cesse nous épier. Elles analysaient sans aucun doute chacune de nos conversations, à l'affût de certains mots clefs, tels que : liberté, injustice, évasion... Je ne pouvais pas non plus deviner quelle serait la réaction de mes confrères si je leur dévoilais cette révolte qui grondait en moi.

Notre voyage continua, semblable à une chute vertigineuse vers nulle part, au fin fond du vide spatial. Il me rappela étrangement cette sensation qui fut la mienne le jour où ces deux hommes vinrent m'arracher à ma famille : cette impression d'être aspiré par un abîme sans fond, sans vraiment savoir où l'on m'emmenait.

Les étoiles qui nous entouraient paraissaient si lointaines, à la fois minuscules et inaccessibles. Elles étaient pourtant omniprésentes, illustrant parfaitement l'antagonisme de ce monde qui nous abritait, nous nourrissait et nous protégeait tout en nous exploitant sans aucun scrupule.

Homo Sum 1 : l'éveil de l'humanité (Episode 1 : Fédération)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant