Nos senseurs signalèrent le lancement de trois croiseurs d'interception. Ils provenaient d'un des astroports en orbite autour de la cinquième planète. Ce fut à nouveau Luc, chargé de notre protection, qui nous annonça leur apparition sur nos écrans radars. Son visage était devenu si pâle que nous le reconnaissions à peine. Il me rappelait celui de ces Indésirables que j'avais rencontré quelques jours auparavant.
— Les croiseurs semblent être suivis par un écho plus important. C'est une Frégate... Ils ont lancé une Frégate à nos trousses ! s'écria-t-il.
Notre vitesse était encore bien supérieure à celle de nos poursuivants. Mais ces engins étaient capables de nous placer dans le rayon d'action de leur armement en quelques minutes à peine.
Nous disposions, toutefois, d'un avantage providentiel : nos assaillants se trouvaient, dès à présent, à portée de nos ogives nucléaires. Ils formaient un amas compact d'échos sur nos écrans radars. Leur groupement les rendait vulnérables à une explosion d'importance suffisante. Il ne me restait que quelques secondes pour ajuster mon tir avant qu'ils ne se dispersent.
L'espace d'un instant, qui me sembla une éternité, je me mis à penser à ces hommes et ces femmes lancés à notre poursuite... Combien étaient-ils ? Qui étions-nous pour leur octroyer le droit de vie ou de mort ? La Fédération les avait formés et entraînés à assurer sa protection. Ils exécutaient leur mission, tout comme nous l'aurions certainement fait à leur place.
Nous avions déjà tué trois des nôtres, je me souvenais clairement des sentiments que ces actes avaient fait surgir en moi. Nous n'avions pas envisagé cette tournure d'événements dramatiques dans les plans de notre évasion. Je n'étais pas prêt à sacrifier tant de vies innocentes pour atteindre la liberté dont nous rêvions. Mon silence fit réagir Luc, pris de panique :
— Grouille-toi, Jean ! Ils n'hésiteront pas une seconde à nous abattre lorsque nous serons à leur portée !
Ces paroles, déformées par l'énorme facteur de charge que nous subissions, résonnèrent longuement dans mon esprit. Tout le monde les avait entendues, même nos passagers qui écoutaient le déroulement des opérations par l'entremise des haut-parleurs que nous avions connectés à notre poste de commandement. L'accélération nous plaquait à nos sièges. Je me sentais comme une mouche prisonnière d'une énorme toile d'araignée, incapable de bouger... de penser !
Une clameur, qui provenait des entrailles du vaisseau, parvint jusqu'à nous. Des centaines de voix émanèrent des conduits d'accès aux coupoles. Il s'agissait des Indésirables qui devaient être littéralement écrasés contre le sol à présent. D'un commun élan de révolte, combiné à une énorme vague télépathique, ils m'enjoignaient de tirer !
Mais je n'eus pas le courage de faire feu. Notre évasion avait déjà fait bien trop de victimes. Cette folie avait assez duré... Je désactivai d'un geste brutal, et pratiquement incontrôlé, la séquence de lancement de nos missiles. Luc, dans l'impossibilité d'intervenir à cause de notre accélération, s'exclama d'un ton désespéré :
— Jean, tu es fou ! Nous allons être réduits en poussière...
Je n'eus pas le temps de lui répondre ; les alarmes de collision frontale retentirent soudain à pleine puissance. Elles nous annonçaient l'approche des anneaux qui, vu l'angle sous lequel nous allions les percuter, allaient de toute façon nous réduire en cendres. Ces milliards de petits fragments de roche et de glace, de la taille d'un grain de sable à celle d'une grosse alvéole, qui tournaient à des milliers de kilomètres-heure autour de leur géante gazeuse, allaient nous désintégrer comme l'aurait fait une gigantesque meule !
Notre vitesse était devenue phénoménale. Nous venions, grâce à notre accélération fulgurante, de parcourir la distance qui séparait la cinquième de la sixième planète en moins de trente minutes. Toute notre attention se focalisait à présent sur notre secteur avant et sur l'impressionnant mur de glace qui avançait inexorablement vers nous.
La situation dans laquelle nous nous trouvions fit resurgir la vision d'horreur qui me tourmentait depuis ma plus tendre enfance. Ma courte existence allait-elle se terminer ainsi ?
Je fermai les yeux, en attendant que cette explosion que j'avais maintes fois vécue en rêve vienne mettre fin à notre aventure bien éphémère. Je me voyais à nouveau flotter dans le vide glacial entouré de mes compagnons, de ces Indésirables que nous ne connaissions même pas, ainsi que d'une multitude de débris du magnifique vaisseau que la Fédération avait, si stupidement, mis entre nos mains.
Soudain, un cri de joie émanant de Mathieu me réveilla. Le mur de glace était en train de se dissiper. Nous vîmes les étoiles réapparaître, une à une, devant nous. Une brèche venait de s'ouvrir à la surface des anneaux, nous offrant un passage providentiel à travers ces derniers !
Des alarmes d'une tout autre tonalité attirèrent alors notre attention, vers nos arrières. Une nouvelle salve de missiles nucléaires se dirigeait vers nous, suivie de près par l'impressionnante flottille qui s'était lancée à nos trousses. Nos écrans se remplirent subitement d'un brouillard blanc et opaque qui masqua nos poursuivants ainsi que leurs dangereux missiles.
— Les Anneaux se referment ! s'exclama Luc, semblant avoir oublié ses griefs à mon égard. Ils ont l'air encore plus denses qu'avant leur ouverture !
Le mur de roches et de glace venait de se reformer derrière nous. Il s'illumina immédiatement, suite à la déflagration des ogives nucléaires qui s'écrasèrent à sa surface, suivie d'une multitude de petites explosions secondaires. Il s'agissait certainement de l'impact des vaisseaux de la Fédération lancés à nos trousses. Ces derniers, ainsi que leurs malheureux occupants, venaient de finir leur course broyés par les anneaux !
L'énorme accélération que nous subissions prit fin quelques minutes plus tard, nous laissant, à nouveau, en conditions d'apesanteur. Le délai limite de mise à feu de nos réacteurs avait atteint son terme. Un silence providentiel nous accorda enfin un instant de répit bien mérité.
C'est alors que j'aperçus une étrange forme géométrique, parfaitement hexagonale, qui recouvrait le pôle Nord de la sixième planète. Que pouvait bien signifier sa présence ? Elle semblait vouloir nous rappeler l'emblème, ainsi que les six commandements de cette société que nous venions de trahir.
Quel étrange phénomène avait bien pu provoquer l'ouverture et la fermeture des anneaux ? Disposions-nous, quelque part dans l'univers, d'un mystérieux allié assez puissant pour exécuter un tel miracle de façon si précise et coordonnée ? Ces intrigues resteraient sans doute à tout jamais sans réponse...
Rien ni personne ne pouvait plus nous empêcher d'entamer notre voyage vers Alpha. Notre formidable accélération nous avait fait atteindre près d'un sixième de la vitesse de la lumière. Si tout se passait comme prévu, nous y arriverions dans trois décennies.
Trouverions-nous, en orbite autour d'elle, une planète qui nous permettrait de nous y installer ? Ou serions-nous condamnés à errer dans nos coupoles jusqu'à l'extinction complète de notre petit groupe ? Nous n'aurions les réponses à ces questions que dans une trentaine d'années. Mes quatre compagnons et moi-même en avions à peine plus de dix-huit !
Ces considérations temporelles me rappelèrent brusquement que nous arrivions à la fin du douzième mois de l'année 2399. La Fédération tout entière devait s'apprêter à fêter l'arrivée du prochain centenaire. La date et l'heure universelle ayant été alignée sur celle du méridien de référence de la troisième planète; il était exactement 23 h 43. Dans quelques minutes commencerait le vingt-cinquième siècle de notre ère... Nous ne connaîtrions jamais cette nouvelle période. Le temps venait littéralement de s'arrêter pour nous !
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Homo Sum 1 : l'éveil de l'humanité (Episode 1 : Fédération)
Science FictionDérivant dans les profondeurs d'un des nombreux univers de la création, un monde sans âme abrite de terribles secrets... Les individus qui en font partie n'y ont plus droit à un nom, ni à une quelconque identité. Ils sont devenus les "ouvriers" de c...
