39. La Tour

98 21 73
                                        

Six mois s'étaient écoulés depuis l'achèvement de notre cité dans la coupole numéro 1. Une énorme tour s'y élevait à présent, dominant le paysage fantastique où tout avait commencé, il y avait si longtemps déjà.

De nombreux vieillards nous avaient quittés... y compris notre Maître. Tout comme eux, il était arrivé au terme de son existence, épuisé par une société qui l'avait rejeté comme un simple déchet devenu inutile.

Il nous fit construire cet édifice dans le but d'honorer les valeurs que nous avions retrouvées, de même que notre dignité d'hommes et de femmes libres. Un escalier menait à son sommet. Bien qu'il ne soit pas nécessaire en état d'apesanteur, il symbolisait notre espoir de nous installer, un jour, sur une planète habitable. Une petite loge, surmontée d'une plateforme circulaire, y avait été aménagée afin d'héberger Marie. Cette courageuse jeune femme était devenue une véritable icône pour les membres de notre communauté.

C'était sur elle que reposaient tous les espoirs de survie de notre groupe. Nous n'étions plus que cinq cents. Une seule coupole suffisait amplement à nous abriter à présent. Les trois autres avaient été abandonnées, tout en maintenant leur écosystème en activité minimale.

Le Maître m'avait transmis la plupart de ses connaissances. Je m'étais efforcé de les retranscrire dans mon carnet, comme pour figer toutes ces informations au bénéfice d'éventuelles générations futures. Il nous avait raconté l'histoire de Marie... Comment il l'avait observée depuis son plus jeune âge, comme il l'avait fait avec chacun d'entre nous. Il m'expliqua pourquoi il l'avait sélectionnée, parmi des dizaines d'autres jeunes filles, pour qu'elle devienne celle qui aurait la lourde tâche d'engendrer une nouvelle race d'êtres humains.

Ces récits renforcèrent mon admiration pour cette femme qui n'avait pas hésité à se révolter, dès son plus jeune âge, contre notre société. Cela lui valu, lors de son arrivée dans la pyramide, d'être immédiatement condamnée à l'exil des Indésirables ! Le Maître usa de nombreux subterfuges pour l'amener, de la Terre, jusqu'à ses laboratoires expérimentaux sur Saturne... éloignés des regards indiscrets.

Elle ne devait pas être beaucoup plus âgée que moi, mais les rares instants que j'eus l'occasion de passer auprès d'elle me donnèrent l'impression de côtoyer une véritable adulte. Son corps parfait, ses seins gonflés, la faisaient resplendir d'un charme qu'aucune autre n'arrivait à égaler. Elle était sereine, consciente de l'énorme responsabilité qui reposait sur ses frêles épaules. Son ventre rond annonçait l'arrivée prochaine de son enfant.

Elle m'inspirait respect et admiration, mêlée à cet amour profond que je ressentis jadis envers ma compagne. Ces sentiments réveillèrent en moi une passion que je pensais ne plus jamais éprouver pour qui que ce soit ! L'absence de cette jeune femme devenue, au fil de nos brèves conversations, ma partenaire, ma confidente, restait pénible, omniprésente malgré le temps et l'éloignement.

L'affection qui me liait à Marie me rappelait que son enfant serait également le nôtre : celui de tous les habitants de ce vaisseau ! L'avenir de notre groupe était étroitement lié à ce mystérieux petit être qui allait bientôt nous rejoindre. Son arrivée faisait miroiter en nous le rêve de créer un monde nouveau sur une planète inconnue.

Loin des guerres, des injustices et des atrocités du passé ; une nouvelle société était en train de naître, inventée par un vieux savant, traité de fou, banni par un monde sans scrupules. Elle reposait sur quelques adolescents, accompagnés d'une poignée de vieillards qui allaient très bientôt nous quitter, ayant choisi pour toute liberté un exil sans retour.

Les journées s'écoulaient, cadencées par les deux phares de notre coupole. Notre « Soleil » et notre « Lune » rythmaient nos jours et nos nuits, se succédant de façon naturelle, en nous donnant un repère temporel.

Les Commandements de la Fédération nous paraissaient bien inutiles à présent. Nous avions décidé de ne plus nous y soumettre en inventant notre propre code de conduite basé sur des valeurs que nous choisîmes délibérément et non sur celles qui nous furent imposées depuis toujours.

Nos activités exigeaient pas mal d'entraînement, de par leur exécution délicate en état d'apesanteur. Nous cultivions nos champs, préparions nos repas, entretenions nos outils, ainsi que le matériel et les installations indispensables à notre survie. Personne ne se sentait lésé. Chacun avait choisi sa tâche, aucun d'entre nous ne restait sans rien faire.

Il nous arrivait souvent de chanter en exécutant nos travaux quotidiens. Une fantastique joie de vivre, conjuguée à la sensation de reconstruire une toute nouvelle société, nous plaçait dans un état d'euphorie quasi constant.

Chaque membre de notre petite communauté développa une activité artistique. Il y avait bien sûr une majorité de chanteurs et de musiciens qui égayaient les moments que nous passions ensemble de leurs mélodies variées. Certains de leurs instruments improvisés produisaient des sons étranges, résonnant de façon magique dans l'apesanteur ambiante. D'autres se spécialisèrent dans des domaines divers tels que la sculpture, la peinture, le dessin, l'écriture et même la poésie.

Nous nous plaisions à animer nos soirées d'histoires drôles, de blagues ou de pitreries. Le rire était devenu un élément essentiel à notre bien-être. Nous prenions énormément de joie à partager son effet communicatif qui nous entraînait parfois dans de dangereux états d'hilarités quasi incontrôlables !

Cette nouvelle situation fit naître en moi une énergie encore jamais ressentie. Je n'avais plus eu l'occasion, ni même l'envie, de rire depuis le jour où ces deux hommes m'avaient arraché à ma famille, pour m'emmener vers la pyramide... il y avait de cela bien longtemps déjà.

Le fait que chacun d'entre nous enrichisse sa personnalité d'un aspect artistique nous distinguait les uns des autres. Elle nous rendait uniques. Cette toute nouvelle identité, que la société dans laquelle nous avions grandi n'avait pas voulu nous accorder, nous permettait enfin de nous épanouir pleinement.

Homo Sum 1 : l'éveil de l'humanité (Episode 1 : Fédération)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant