33. Dernier message

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Je lui posai alors la question qui me brûlait les lèvres depuis si longtemps :

— Comment êtes-vous parvenu à nous convaincre de nous joindre à vous, dans ce périple sans retour ?

Il me sourit, rempli de compassion envers ma tendre innocence, et me répondit en plaçant sa main sur mon épaule, comme seul mon père le fit avant lui.

— Il y a tant de choses que je sais sur toi et tes compagnons, Jean... En tant que directeur de recherche, j'avais accès aux rapports d'évaluation des élèves des pyramides terrestres, qu'ils aient été diagnostiqués comme Indésirables ou non. En découvrant que j'allais être exilé vers la Planète Morte à bord du TXL1138, je décidai d'étudier, avec grand intérêt, les rapports des jeunes pilotes qui seraient assignés à ce tout nouveau vaisseau cargo. C'est ainsi qu'il me fût possible de me procurer les codes de vos implants et de vous contacter, grâce à une autre invention dont j'avais le secret. Vous avez interprété ces messages comme étant de la télépathie.

« Tout cela n'était en fait que l'accomplissement programmé des plans que j'avais patiemment élaborés pour notre évasion ! N'oublie pas que la Fédération, dans sa grande stupidité, a tendance à écarter de ses dômes les individus qui éprouvent des difficultés à accepter son mode de fonctionnement. En vous affectant au transport de marchandises entre les géantes gazeuses et l'anneau planétaire, elle croyait vous avoir suffisamment isolés. Mais c'était sans considérer l'éventualité que vous entriez en contact avec les Indésirables.

Je ne savais plus quoi penser... Tous mes espoirs s'écroulaient à nouveau, aspirés par un énorme trou noir qui m'emportait dans ses abîmes. Avions-nous, une fois de plus, été manipulés ? Ce Maître, que nous vénérions, n'était-il qu'un savant fou qui nous exploitait à des fins obscures ?

Mais nous n'avions plus le choix... Je ne regrettais nullement notre acte de rébellion envers cette société dont nous avions, un jour, fait partie. J'étais même fier de n'avoir jamais vraiment accepté ses règles. Le vieil homme admirait la révolte qui brûlait en nous. Elle lui avait permis de mettre ses plans à exécution. Notre sort était désormais lié au sien, que je le veuille ou non.

Une idée folle germa alors dans mon esprit :

— Pourquoi ne pas utiliser cette technologie, grâce à laquelle vous êtes arrivé à communiquer directement avec notre subconscient, pour envoyer un ultime message à ma compagne ? Je possède encore, bien évidemment, le code de ses implants, mais comme nous avions débranché nos moyens de communication avec la Fédération, je ne peux plus la contacter.

Mon idée parut l'étonner. Il admit pourtant que mon raisonnement était correct, tout en précisant que cette transmission se limiterait à un simple monologue. En effet, ma compagne n'aurait pas la possibilité de me répondre, au vu de notre éloignement.

Il me demanda de fermer les yeux, en posant ses mains sur mes tempes. Je fus immédiatement plongé dans un incroyable tourbillon de lumière. Lorsque que les images qui me vinrent à l'esprit se stabilisèrent, je me retrouvai en présence d'objets que je reconnaissais vaguement, dans un endroit dont l'aspect m'était curieusement familier... Il s'agissait de notre alvéole située au sein du dôme numéro 1. Ma compagne se tenait allongée, tout près de moi !

Ma main se posa sur elle pour la caresser, mais je ne ressentis pas le contact de sa peau. Mes doigts pénétraient littéralement à l'intérieur de son corps. Je n'étais pas vraiment là. Il fallut me résigner à la contempler une dernière fois et à trouver les mots qui formeraient l'ultime message que j'allais lui adresser. Sans trop réfléchir, je les laissai surgir à mon esprit :

— Mon amour, lorsque tu entendras ces mots, je serai déjà très loin. N'essaye pas de me répondre, mais écoute moi bien... Quelles que soient les nouvelles qui vous parviendront à propos de notre disparition, sache que je suis sain et sauf. Tu ne dois surtout pas t'associer à notre rébellion, sous peine de subir le sort des Indésirables.

« Je t'aime plus que tout, et je t'aimerai toujours. Tu as su, en si peu de temps, donner un véritable sens à ma vie. J'aurais tellement désiré avoir des enfants avec toi... une existence rien qu'à nous. Mais notre monde ne l'aurait jamais permis. Et, bien que l'idée de m'en évader sans toi me soit insupportable, les circonstances m'ont associées à une révolte dont je ne suis nullement à l'origine, mais que je partage entièrement !

« Le voyage que nous venons d'entamer est sans retour. Nous partons vers une nouvelle étoile qui, en venant réchauffer mon cœur, me rappellera les instants de bonheur et d'espoir passés à tes côtés. Tu resteras toujours près de moi...

Le tourbillon qui m'avait emmené vers elle m'éloigna définitivement de cette jeune femme que je peinais à abandonner. Je dus, bien malgré moi, ouvrir les yeux pour ne plus subir les effets insupportables des nausées qui me tourmentaient. Quelques larmes se mirent à flotter en face de moi.

Le Maître réapparut alors, souriant comme pour me consoler. Il reprit le cours de son récit ; sans doute dans le but de me remonter le moral... Nous étions condamnés à errer durant plusieurs décennies dans le vide spatial, avec comme unique espoir de descendance, cette jeune femme qu'il était arrivé à féconder artificiellement dans ses laboratoires, sur cette planète jadis appelée « Saturne ». Nous avions choisi de la nommer « Marie » en l'honneur de cette merveilleuse mère du « Christ », maintes fois citée dans notre Bible.

Elle ne pourrait néanmoins plus concevoir d'enfants, car elle portait, comme toutes les autres femmes du vaisseau, le tatouage de leur terrible opération sur son bas ventre. Cette courageuse jeune femme était la seule d'entre nous à ne pas avoir d'implants. Elle s'était sans doute opposée aux règles de la Fédération dès son entrée dans la pyramide. Le Conseil Suprême l'avait immédiatement reléguée au rang d'Indésirable, avant même qu'on ait eu le temps de les lui greffer.

Cela ne faisait que renforcer notre admiration envers elle. Si elle venait, par miracle, à mettre au monde une petite fille, celle-ci pourrait peut-être nous assurer une descendance... et éviter ainsi que notre aventure ne s'achève tristement par la lente disparition des membres de notre groupe  !

Notre discussion continua encore longuement ; un lien étroit était en train de s'établir entre nous. Les paroles du vieil homme resteraient, à tout jamais, gravées dans ma mémoire. Maintes fois encore, d'interminables entretiens nous unirent lors de longues soirées, isolés dans sa demeure de fortune. Nous parlions du monde que nous laissions derrière nous, tout en tentant d'imaginer celui vers lequel nous nous dirigions.

Lorsque je m'enhardis à lui demander pourquoi il tentait de m'expliquer toutes ces choses. Il me répondit en souriant :

— Tu comprendras plus tard, Jean... Sache que les hommes âgés cèdent souvent au désir de retrouver leur confort dans le miroir de la jeunesse ! Et je vous suis à jamais reconnaissant, à toi et à tes compagnons, de m'avoir permis de réaliser mon rêve. Ne t'en fais pas si mes révélations ne sont pas encore claires dans ton esprit. Comme tu le sais, le long voyage qui vous attend vous laissera le temps de les digérer.

Les jours qui suivirent cette conversation j'entamai la lecture des deux documents découverts dans la capsule spatiale venue s'échouer sur Europa au début du 21e siècle. Et bien que grandement intéressé par cette fameuse Bible, qui recelait les fondements d'une des religions les plus importantes de notre histoire, son étude s'avéra fort astreignante... Je décidai donc de l'interrompre, de temps à autre, en parcourant le journal de l'astronaute solitaire.

Homo Sum 1 : l'éveil de l'humanité (Episode 1 : Fédération)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant