J'osais à peine penser à ces interminables années que nous allions passer à bord de notre vaisseau, errant entre deux étoiles. Peut-être aurions-nous, à l'issue de notre voyage, l'occasion d'instaurer un nouveau calendrier en fonction de l'orbite du monde où nous nous installerions ?
— Une planète, là, juste devant nous ! s'écria Luc pour mettre fin à mes rêveries.
— C'est impossible ! rétorqua Mathieu. À part la sixième, aucune autre n'est plus supposée se trouver sur notre trajectoire.
Quel était donc cet astre, inconnu de toutes nos banques de données, que nous allions frôler dans notre course effrénée ? Notre spécialiste navigateur s'était-il trompé dans ses calculs concernant la position de la septième et dernière planète de notre système ? Il ne tarda pas à répondre à nos regards interrogateurs :
— Pas du tout. Cette planète possède une énorme lune qui orbite autour d'elle à sa vitesse de rotation. Elles sont comme unies l'une à l'autre par un lien invisible ! L'astre qui s'approche de nous n'a pas de satellite, regardez...
Il apparaissait de plus en plus précisément sur nos moniteurs. Nous nous aperçûmes, à notre plus grand étonnement, qu'il ne s'agissait pas d'une sphère complète ; il lui manquait à peu près les deux tiers de son volume !
Ce que nous avions initialement cru être un croissant, créé par un effet d'ombre et de lumière, n'était en fait qu'une forme inachevée, une gigantesque planète... en pleine construction ! Sa surface se composait de milliers de coupoles, semblables à celles que nous transportions. Il ne nous fallut guère plus de temps pour réaliser ce que nous venions de découvrir.
C'était donc ici, aux confins de notre système solaire, qu'aboutissait le périple des Indésirables. Les coupoles qui les abritaient étaient larguées en direction de cette mystérieuse planète par des vaisseaux identiques au nôtre ! Tel était donc le sort que la Fédération réservait à ceux qu'elle jugeait dangereux, ou inutiles. Elle les entassait ici, loin de ses colonies, exilés sur cet astre artificiel où ils seraient condamnés à disparaître, dans le plus grand secret.
D'immenses bras articulés assuraient l'assemblage de ce titanesque édifice. Quelques petits engins circulaires se déplaçaient à ses alentours. Ils me rappelaient vaguement ceux que j'avais aperçus lorsque nous frôlions la surface de notre lune, lors de notre départ.
Des machines fixaient les coupoles les unes aux autres, les reliant à une structure complexe de tubes et d'éléments plus volumineux qui s'enfonçaient vers le centre de l'édifice. Aucun appel radio ne nous arrivait. Sans doute n'y avait-il personne en cet endroit perdu au fin fond de l'espace, hormis ces millions d'exilés, entassés à des fins mystérieuses.
Notre vitesse vertigineuse fit rapidement disparaître derrière nous cette ultime énigme laissée par le monde que nous abandonnions. Elle nous propulsait vers notre lointaine destination, qui éveillait encore d'innombrables questions dans nos esprits.
En effet, comme le vieil homme nous l'apprit, Alpha s'appelait jadis « Alpha du Centaure ». Cette dernière avait toujours fasciné les habitants de la Fédération. Non seulement parce qu'elle représentait le groupe stellaire le plus proche, situé à un peu plus de quatre années-lumière, mais aussi parce que deux de ses trois étoiles étaient de possibles candidates à l'apparition de la vie sur l'une des quelques planètes récemment observées à leurs alentours.
Des télescopes géants, placés aux confins de notre système, avaient marqué l'origine de cette découverte. Une sonde fut ainsi lancée vers « Alpha » en 2364, afin d'aller les étudier de plus près... Mais l'excitation provoquée par cette mission fut rapidement estompée par la trentaine d'années nécessaires à atteindre son but. Les événements, hautement médiatisés, de la vie quotidienne de la Fédération la firent lentement tomber dans l'oubli...
Cela faisait environ trente-cinq ans qu'elle avait été envoyée vers sa mystérieuse destination et les quatre années nécessaires au retour de ses signaux venaient donc d'arriver à leur terme. Mais aucune nouvelle n'avait encore fait mention de quelconques résultats... auxquels plus personne ne devait plus s'intéresser ! D'autres événements, comme la colonisation des géantes gazeuses, avaient progressivement éclipsé tout intérêt pour cette mission.
Ces réflexions me réconfortaient quelque peu quant à notre sort. Sans doute serions-nous également très vite oubliés, au fur et à mesure que nous nous éloignerions d'ici. Bien d'autres événements viendraient, peu à peu, nous remplacer à l'agenda des informations. Et notre société n'avait certainement pas l'intention d'offrir trop de publicité à un acte d'indiscipline, au risque d'en inspirer d'autres, similaires !
Nos antennes ne recevaient déjà plus les signaux désespérés qui émanaient de la Fédération. Nous avions déconnecté nos récepteurs dès que la flottille de la cinquième planète s'était lancée à nos trousses, comme décidés à nous boucher les oreilles, afin de ne pas entendre les horribles conséquences que notre mutinerie ne manquerait pas d'entraîner...
Une frégate, accompagnée de ses croiseurs, s'étaient désintégrés sous nos yeux. Des centaines d'hommes et de femmes venaient de périr à cause de nous. Leurs cadavres devaient à présent flotter dans le vide, parmi les débris de leurs vaisseaux qui marqueraient à jamais la surface lisse des anneaux telle une macabre cicatrice, témoignage sordide et indélébile de notre sanglante évasion !
Nous n'étions plus que cinq cadets, accompagnés d'un bon millier d'Indésirables, condamnés à l'exil pour ne pas avoir respecté les règles de cette société que nous tentions de fuir. Par une étrange ironie du sort, certains de nos malheureux poursuivants devaient avoir été assignés à la tâche dont j'avais tant rêvé : piloter l'un de ces merveilleux chasseurs FXS, qui équipaient les frégates d'interception de la Fédération. Ils avaient peut-être même fait partie de notre promotion de Cadets de l'Espace au sein de la pyramide.
Mon esprit, qui ne cessait de penser à notre avenir, sombrait dans la fatigue intense provoquée par ces dernières journées sans sommeil. Je n'aspirais plus qu'à me laisser emporter par notre long voyage. Ces interminables années d'attente que nous nous étions infligées, comme pour nous punir d'avoir choisi de fuir notre société, allaient nous permettre de profiter d'un peu de repos...
J'allais enfin pouvoir rêver de cet endroit vers lequel nous nous dirigions. Un nouveau monde à inventer, à construire de toute pièce au fond de mon imagination féconde. Quel programme !
Aucun d'entre nous ne réalisa exactement combien de temps ou plutôt combien de milliers de kilomètres s'écoulèrent durant notre sommeil. Nous fûmes littéralement emportés par les illusions, remplies d'espoir, que faisaient surgir en nous l'exaltation de cette liberté retrouvée.________________________________________________________
Rêve ou réalité, difficile à dire... Mais nous avons un long voyage devant nous, il ne nous reste plus qu'à imaginer... un nouveau monde !

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Homo Sum 1 : l'éveil de l'humanité (Episode 1 : Fédération)
Science FictionDérivant dans les profondeurs d'un des nombreux univers de la création, un monde sans âme abrite de terribles secrets... Les individus qui en font partie n'y ont plus droit à un nom, ni à une quelconque identité. Ils sont devenus les "ouvriers" de c...