Dès notre réveil, nous décidâmes d'organiser notre vie en compagnie de nos passagers. Ils nous firent savoir, qu'à part quelques légères contusions et quelques évanouissements de courte durée, ils avaient tous survécu à la terrible accélération que nous leur avions fait subir. Ce ne fut qu'à cet instant précis, lorsque les rescapés de notre petit groupe de cadets furent rassemblés dans la salle de détente, que nous nous rendîmes réellement compte de l'absence de Judas. Il n'était pas revenu après avoir accompli sa mission, n'ayant sans doute pas eu le temps de nous rejoindre avant l'allumage de nos réacteurs.
J'entrepris de me rendre, en désespoir de cause, à l'arrière du vaisseau afin de l'y retrouver... mais en vain. Notre malheureux compagnon s'était certainement désintégré, suite à l'explosion d'énergie provoquée par mes manoeuvres ! Nous n'étions plus que quatre, à présent. Six d'entre nous avaient payé de leur vie la liberté que nous venions d'acquérir.
Étrangement, la disparition de Judas nous laissait un sentiment plus douloureux encore. Les autres ne constituaient plus qu'un vague souvenir : des visages, des voix, qui finiraient par sombrer inévitablement dans l'oubli... Pour la toute première fois, une personne que nous avions connue nous laissait la mémoire d'un nom, d'une brève identité qui lui permettait de survivre à jamais dans nos pensées.
Aussi, nous décidâmes de ne plus parler d'Indésirables, mais plutôt de « passagers ». Sans doute s'étaient-ils, eux aussi, choisi des noms, à présent. Le moment était enfin venu pour nous de les rencontrer, sans ne plus avoir à nous en cacher.
Nous nous rendîmes immédiatement vers la coupole numéro 1, à l'endroit même où nous étions entrés en contact avec eux, quelques jours auparavant. Une lumière intense éclairait la fin du tunnel que nous empruntions. Elle contrastait de manière toute symbolique avec l'obscurité qui y régnait lors de ma précédente visite. Nos passagers s'étaient à nouveau réunis en face du sas, comme s'ils attendaient notre arrivée.
— Soyez les bienvenus au cœur de notre « Arche ». Bienvenue à nos sauveurs !
Ces paroles venaient de partout et de nulle part, comme si elles émanaient de chacun d'entre eux, à l'unisson !
— Approchez-vous, nous encouragea la voix bien distincte du vieillard qu'ils appelaient « Maître ».
Je pressentais que cet homme d'un âge très avancé, aux cheveux et à la barbe argentée, à l'allure fière et noble deviendrait à présent notre guide à tous... Peut-être arriverait-il à nous mener vers notre but ?
Nous tentâmes maladroitement de nous accroupir face à lui, dans l'apesanteur ambiante. Nous avions besoin de quelqu'un qui puisse nous mener vers ce monde dont nous ignorions pratiquement tout. Ce mystérieux vieil homme semblait avoir anticipé ce qui venait de se dérouler... contrairement à nous, qui avions agi de façon impulsive, sans réelement savoir dans quelle folle aventure nous nous engagions.
Il nous invita, d'un signe, à nous redresser, en s'approchant de nous. L'élégance de ses gestes et la douceur de sa voix nous remplirent d'admiration et de confiance. Il représentait, à mes yeux, l'image du père qui m'avait si souvent manqué ; celui qui allait guider les pas de l'adolescent que je redevenais enfin grâce à lui.
— Nous ne pourrons jamais assez vous remercier pour ce que vous venez de faire. N'ayez plus aucun doute mes enfants, vous avez pris la bonne décision.
— Mais qui êtes vous ? Et comment se fait-il que j'aie l'étrange impression de vous connaître, sans même vous avoir rencontré ? lui répondis-je.
— Nous aurons encore bien le temps d'en parler... permettez-moi tout d'abord de vous faire visiter nos modestes installations et de vous présenter les membres de notre communauté. Ils meurent d'envie d'enfin pouvoir vous rencontrer, et de vous exprimer leur reconnaissance.
Ses paroles avaient la particularité de résonner longtemps dans mes oreilles avant de pénétrer au plus profond de mon subconscient. Elles s'accompagnaient d'ondes télépathiques qui nous unissaient depuis notre première rencontre. Chacun de ses mots, chacun de ses gestes semblait venir s'imprimer dans ma mémoire. J'éprouvais un tel besoin de savoir, de comprendre... Tant d'énigmes nous avaient poussés à quitter ce monde, trop inhumain pour que nous puissions continuer à y vivre !
À partir de cet instant, nous restâmes dans les coupoles, afin d'apprendre à connaître les habitants de chacune d'entre elles. Une nouvelle vie était en train de s'y organiser. Nous étions devenus de véritables héros aux yeux des centaines de gens qui nous y accueillirent.
Malheureusement, ce nombre allait fatalement s'amoindrir au fil du temps... Notre groupe comportait de nombreuses personnes âgées ou malades, accompagnées de quelques individus sains et plus jeunes.
Les femmes qui se trouvaient à notre bord portaient toutes le fameux tatouage sur leur bas ventre... Aucune d'entre elles n'aurait la possibilité d'engendrer de progéniture. Notre petite communauté semblait, de ce fait, inexorablement vouée à l'extinction.
La société que nous étions en train de bâtir nous semblait pourtant si prometteuse ! Mais le fait de ne plus être en orbite autour d'une étoile, l'absence de point de référence, d'unité temporelle et surtout d'espoir de descendance nous donnait l'étrange impression de dériver vers nulle part...
De nouvelles constructions s'édifièrent, sous la direction du Maître, dans les coupoles. Ce vieil homme, rayonnant de charisme et débordant de ressources, semblait effectivement avoir minutieusement préparé notre évasion. C'est ainsi qu'apparurent des dortoirs et quelques sanitaires faits de bois et de toiles, parfaitement adaptés aux conditions de vie en apesanteur. Ces premières infrastructures furent fixées à même le sol à l'aide de cordages et de piquets. Elles ressemblaient à d'énormes tentes gonflées de l'intérieur par l'absence de pesanteur.
Nous disposions également d'une quantité suffisante d'élixir gravitationnel ainsi que des quelques vivres, destinés à couvrir nos besoins, jusqu'à ce que nous devenions entièrement autonomes. Diverses graines et semences nous permettraient bientôt de cultiver les fruits et les légumes nécessaires à notre survie dans cette prison censée héberger ceux que nous appelions "Indésirables" jusqu'à la fin de leurs jours. Et si l'eau venait un jour à nous manquer, nous avions assez de glace en provenance de la sixième planète dans nos soutes pour alimenter un dôme de plusieurs dizaines de milliers de colons durant au moins cinq longues années !
De plus petites habitations furent construites dans les forêts qu'abritaient nos coupoles. Leur fonction principale n'était pas de nous protéger du froid ni des intempéries, car le climat y était d'une douceur constante. Elles permettaient simplement à chacun d'entre nous de disposer d'un endroit intime pour se détendre et se reposer.
L'état d'apesanteur facilita grandement notre tâche. Il nous donna la possibilité de bâtir rapidement nos abris dans les arbres qui rendaient nos déplacements aisés et agréables ; leur branchage abondant nous procuraient le matériel et les points de fixation nécessaires à la construction de nos petits nids.
Nous nous retrouvâmes néanmoins rapidement confrontés à un nouveau problème : certains d'entre nous ayant, par imprudence ou par simple inadvertance, lâché prise aux branches ou aux cordes qui les maintenaient fixés à leurs installations, dérivèrent ainsi pendant des heures dans l'énorme volume du dôme de leur coupole. Ils s'élevèrent à des altitudes impressionnantes, en attendant de pouvoir éventuellement prendre appui contre celui-ci afin de se propulser vers le sol.

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Homo Sum 1 : l'éveil de l'humanité (Episode 1 : Fédération)
Science FictionDérivant dans les profondeurs d'un des nombreux univers de la création, un monde sans âme abrite de terribles secrets... Les individus qui en font partie n'y ont plus droit à un nom, ni à une quelconque identité. Ils sont devenus les "ouvriers" de c...