𝐂𝐡𝐚𝐩𝐢𝐭𝐫𝐞 𝟑 : 𝐄𝐝𝐠𝐞

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« Tu as bien entendu. Je te demande de m'épouser. »

Élise recula de deux pas, cherchant à fuir l'expression bien trop sérieuse d'Ezra. Elle n'avait plus l'envie de rire, même jaune. « Vous êtes bel et bien un harceleur obsessionnel, déclara-t-elle d'une voix de gorge de crainte que n'y perce la panique. Sortez de chez moi. »

Déjà, elle faisait demi-tour pour redescendre. Sur le petit palier, l'homme n'eut qu'à tendre le bras pour l'arrêter. « Pas si vite ! Laisse-moi t'expliquer.

— Ça ne sera pas utile, merci, repoussa-t-elle. »

Jugeant préjudiciable d'en venir à la force, il la laissa dévaler les marches en la suivant posément. Mais au lieu de gentiment l'accompagner jusqu'à la porte d'entrée comme elle l'espérait, il s'arrêta à la bibliothèque. Il se planta devant et déchiffra les tranches comme s'il fut seul.

Au moment où Élise allait lui rappeler de partir, il la prit de court d'un ton impersonnel. « Tu sais qu'en vendant ces livres, tu pourrais te racheter une douche ? Tu as des publications datant d'avant l'ISBN dont un seul te permettrait de t'offrir une nouvelle chaudière. Tu pourrais vivre quelques années confortables en les mettant aux enchères. »

La jeune femme fronça les sourcils mais ne dit rien. La colère commençait à la gagner et elle craignait d'envenimer la situation.

« Tu le savais ? insista-t-il en lui jetant un œil. Depuis qu'au nom du progrès et par manque de place, les bibliothèques, même nationales, ont numérisé les œuvres de moins de deux cents ans avant d'envoyer leurs versions papiers au recyclage, les collectionneurs se les arrachent.

— Ils ont plus de valeur sur ces étagères que sur e-bay, claqua-t-elle froidement. »

Il opina comme d'une pensée profonde à méditer en s'en retournant aux ouvrages. Il s'empara d'un livre à la couverture calandrée écornée par les lectures. De l'autre main, il piocha une parution récente dont la tranche et la première de couverture cartonnée étaient estampillées du célèbre logo holographique d'un sillon rouge planté d'un arbre. Il se tourna vers elle. « Première édition française de Fahrenheit 451 de Ray Bradbury, dit-il en levant le premier. Réédition de La Grève d'Ayn Rand, fit-il avec l'autre. Ils ont été écrits durant la même décennie aux États-Unis, ont tous deux un thème dystopique, et pourtant, dans leurs versions ici présentes, ils n'ont plus rien de commun. Pourquoi ? »

Élise le considéra, cherchant un grain de folie qui expliquerait son étrange comportement, mais n'y trouva que calme olympien. Il avait endossé le costume d'homme d'affaires traitant les choses comme un devoir absolu. « L'édition ? hasarda-t-elle.

— Exactement ! » Il caressa tendrement la couverture du Bradbury du bout du pouce. « Autrefois, on éditait les livres pour leurs attraits littéraires, pour leur chaleur, leur savoir, leurs facultés de transport. Leurs perspectives ! s'enflamma-t-il brièvement.

» L'e-book a ouvert l'accessibilité à ces ouvrages : pas de frais de design, d'impression... un coût dérisoire qui permettait à tout un chacun de se les procurer. Les maisons d'édition ont périclité face aux offres et demandes ; elles ont inondé le marché virtuel de torchons sans âme en prenant de moins en moins de soin aux corrections. Jusqu'à ce que tout s'écroule.

» A en vouloir trop, on finit sans rien. Et aujourd'hui, si on peut encore trouver un milliard de romans indigestes ou prédigérés mal écrits, une seule maison d'édition est parvenue à tenir le cap du livre physique. En faisant les économies là où ils devaient et en puisant dans leurs ressources, ils sont les seuls encore sur le marché, à proposer des ouvrages de qualité tout en adoucissant le coût pour la bourse des lecteurs de plus en plus pauvres. »

L'Étui Vide [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant