𝐂𝐡𝐚𝐩𝐢𝐭𝐫𝐞 𝟗 : 𝐅𝐨𝐫𝐞𝐯𝐞𝐫

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Pour la cinquième fois en une demi-heure, Élise remonta son alliance du bout du pouce. Elle glissait sans cesse. Une preuve de plus qu'une meilleure alimentation puisse faire maigrir. Du ventre, des cuisses, et même des doigts ! A moins que ce ne soit surtout dû au stress du changement de vie.

Elle se redressa contre le manche de la bêche en s'épongeant le front. A quelques mètres, Valentin avait creusé une tranchée où se poursuivait la bataille épique pour le maintien de la race humaine dans la galaxie. Ils étaient sortis pour se balader, mais lorsqu'Elise avait vu l'état des jardins laissés à l'abandon, elle n'avait pu résister.

Elle ramassa le tas de mauvaises herbes. Au moment de le jeter dans la brouette, elle sentit sa bague glisser à nouveau. Si elle la perdait ici, il faudrait une intervention divine pour la retrouver !

Elle retira le bijou et l'obliqua dans la lumière. « Élise ∞ ...Forever... ∞ Ezra » lut-elle à l'intérieur. Sa sœur jumelle était-elle gravée, elle aussi ? Et puis, "toujours" quoi ? Elle aurait aimé connaître le fond de la pensée d'Ezra lorsqu'il avait choisi cette gravure. Était-ce une façon de lui rappeler l'aspect définitif de sa décision ? Le poids de la responsabilité qu'elle avait acceptée ? Elle aurait du mal à oublier !

Elle rangea l'anneau dans sa poche et reprit le travail, exutoire salutaire pour les esprits tourmentés. Mais très vite, elle replongea la main pour la remettre à l'annulaire en voyant l'homme remonter le trajet de pierres serpentant à travers l'envahissement des arbustes. Son instinct lui dictait qu'il serait encore plus furieux qu'il ne l'était déjà si elle ne portait pas son alliance.

« Hey ! Salutations cap'taine ! jeta l'enfant en même temps qu'un cosmonaute.

— Salutations, mate. Tu auras bien mérité ta douche, ce soir, ricana-t-il en avisant la terre collée à ses genoux.

— On ne gagne pas une guerre planétaire sans se salir les mains, mon capitaine.

— Bien vrai ! »

Ezra s'immobilisa devant le parterre investi par la jeune femme et sourit en notant le travail qu'elle avait abattu. Il aimait passionnément le vieux domaine auquel il rêvait de redorer l'apparat sans avoir jamais trouvé le temps. Les jardins étaient un bon départ. Il ouvrit la bouche pour en complimenter Élise, mais le petit le questionna plus vite : « On continue la partie d'hier ?

— Je dois partir, déplora-t-il en ajustant sa montre sous le poignet de sa chemise.

— Les affaires sont les affaires !

— Exactement, little one !

— Importantes ?

— Une réunion avec mes éditeurs anglais. Rien de folichon. Heureusement, le restaurant de l'hôtel où ils sont descendus rattrape le temps perdu !

— Le genre de restaurant où on te regarde de travers si tu demandes un doggy bag ?

— Un doggy bag ?

— Mais si, tu sais : ces emballages en polystyrène où on met les restes de ton repas pour que tu puisses le ramener chez toi. Pour le chien... »

Ezra éclata de rire et ébouriffa les cheveux de l'enfant. « Ils ne doivent pas connaître plus que moi, confirma-t-il.

— Parle-leur en de ma part. »

Si jeune et déjà si taquin ! « J'n'y manquerai pas, mate. Tu peux me laisser une minute avec ta mère ? » Il opina, ramassa trois figurines, et s'éloigna pour les accrocher dans un buisson. Élise s'épousseta pour ne pas avoir à regarder son mari. Dès qu'ils étaient seuls, elle ne savait plus comment se comporter.

« Tu es sûre de ne pas vouloir venir ? » La question doucement posée surprit la jeune femme. Il semblait prier qu'elle change d'avis.

« Qu'irais-je faire au milieu de tes éditeurs ? dit-elle tout aussi gentiment.

— Me sauver d'eux !

— A mon avis, la question du doggy bag te sera d'un plus grand secours. »

Un sourire en coin entre amusement et déception étonna à nouveau Élise qui avait échu de la même froideur qu'elle lui réservait depuis qu'elle lui avait refusé l'accès à sa chambre.

« J'ai bien pris note de l'astuce, assura-t-il. Mais tu sais qu'une fois à Atlanta, tu ne pourras plus échapper à te présenter à mon bras.

— Je sais.

— Je ne comprends pas ce qui te rebute tant à y être assimilée. »

Elle haussa les sourcils et les yeux pour rencontrer l'expression attentionnée du beau visage viril. « Essaies-tu de me faire dire que ton bras n'est pas la cause de mon refus ?

— L'est-il ?

— Bien sûr que non. Tu n'es pas modeste au point de pouvoir le croire. N'importe quelle femme serait heureuse d'être vue avec toi.

— Pas toi... » La conversation prenait un tour malaisant pour Élise qui se détourna. « Oh, j't'en prie, chérie, soupira-t-il. Si tu pouvais voir comme les hommes te voient, tu serais heureuse de ne plus porter de masque.

— Si les hommes pouvaient voir comment, moi, je les vois, je serais invisible à leurs yeux.

— Y'a que toi qui préférerais que ce soit le cas, chérie. »

Non, au contraire, elle avait toujours espéré être vue. Vraiment vue ! Tout le monde en rêve, non ? Même inconsciemment. Pour elle, ça ne s'était produit qu'une fois, par un inconnu au détour d'un rayon. Assez ironique en y songeant, que de se sentir enfin vue au milieu des vestes de camouflage !

Le petit sourire sarcastique éveillé par cette pensée découragea Ezra de poursuivre un dialogue qui lui semblait de sourds. « Je rentrerai tard, alors... A demain. »

Élise se sentit mal dès les derniers mots. Une vague envie de pleurer lui compressa le cœur en contemplant le dos s'éloigner. Elle avait l'impression d'avoir échoué à une matière qui lui échappait. Pire : qu'elle avait intimement déçu un être estimable.

Elle inspira profondément pour refouler ce sentiment à la raison impénétrable. Elle s'essuya les yeux et fit tomber son alliance en poche.

Néanmoins, ses mains tremblaient encore d'émoi en reprenant le manche de la bêche.


Cette nuit-là, lorsqu'Élise entendit au travers du mur de communication des éclats de voix féminine mêlées à celle de son mari, elle se recroquevilla dans ses draps. Elle se mordit les lèvres et étouffa les pleurs qui lui déchirèrent la poitrine comme ils ne l'avaient plus fait depuis longtemps.

Après cela, comment nier ce que son cœur lui disait depuis ce "A demain" fataliste : qu'elle avait perdu d'avance. Elle avait été vue brièvement, et disparaissait à nouveau. Comme tout un chacun.

Et maintenant ? Qu'allait-elle faire de ses sentiments ?


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Bien le bonjour!

Comme ce chapitre est un peu court et le suivant plus encore, je publie la suite dans un instant. Bonne lecture :)

L'Étui Vide [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant