𝐂𝐡𝐚𝐩𝐢𝐭𝐫𝐞 𝟐 : 𝐋𝐞𝐬 𝐥è𝐯𝐫𝐞𝐬

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Au travers de la couverture nuageuse plombée (aussi métaphoriquement que littéralement de métaux lourds), le soleil était oppressant. Sans la fraîcheur du vent éparpillant la poussière de terre sèche et de pollen, travailler par ce temps serait insupportable. Affublé du masque triple couches obligatoire, une simple sensibilité pulmonaire devenait hypoxie assurée.

Entre monsieur Keller au numéro 5, âgé de soixante-six ans, et madame Hubert en surpoids quasi morbide au 8, ce samedi aurait été sous le signe du malaise s'ils avaient dû s'en tenir à la charte d'entretiens des biens collectifs de l'impasse. C'est pourquoi Élise s'était portée volontaire.

Dans le parterre enjolivant le mur mitoyen longeant l'ancien dépôt de meubles Covex & Deal, elle sarclait en mesurant ses efforts. Elle prenait son temps. Elle l'avait.

Sur la colline contenant autrefois le charbon qui avait fait la fortune de la commune, pas un souffle de vent ne balayait les cimes. Bientôt, l'air agréable au sol viendrait faire plier les têtes des feuillus et l'orage ne serait pas loin. Mais pour l'heure, tout était tranquille.

Quelques oiseaux pépiaient. Par la fenêtre ouverte de la cuisine de madame Hubert s'échappait l'entrechoquement des verres et des glaçons (rappelant qu'elle était l'heureuse propriétaire d'un congélateur fonctionnel) de la carafe de jus qu'elle préparait à l'attention de la travailleuse. Le petit poste de radio de Jules, l'adolescent du numéro 6, diffusait en sourdine un programme de rock vieux de septante ans. Le bébé de la famille au coin pleurait encore à l'étage de la maisonnette.

Toutes les maisons étaient ainsi ici : petites, mal isolées, vétustes pour la plupart, insalubres pour certaines. Deux cents ans plus tôt, elles avaient été des habitations de mineurs, jetées ça et là le long d'une ligne imaginaire tracée par un malade de Parkinson épileptique regardant au milieu de ses double foyers. Puis des étages étaient apparus au gré de l'inspiration ou des finances des propriétaires. Cela donnait un certain charme à l'hétéroclite ruelle.

Les fleurs soigneusement entretenues dans les jardinières et les plate-bandes tentaient de faire oublier les façades sales s'effritant dissimulant des existences l'étant tout autant. La duperie ne durait pas bien longtemps. Immanquablement, le regard finissait par remarquer un perron fendu, une ligne de corniche brisée, un affaissement de toit formant plus gouttière qu'abri. Mais on s'y habituait. Ou on s'y résignait, peut-être. C'est selon.

« Élise ! Viens te rafraîchir une minute, ma petite. » appela madame Hubert en posant son plateau sur la table de fer forgé rouillé agrémentant le béton du semblant de terrasse.

La jeune femme se redressa dans le rai solaire qui lui brûlait le dos, sourit, et jeta la poignée de mauvaises herbes roussies dans la brouette avant de traverser l'étroite voie à peine carrossable. « Il ne fallait pas vous donner cette peine.

— Baliverne ! »

Elles s'assirent côte à côte sur le muret séparant le numéro 8 du 9, (Ici, pas de saut de chiffre du seul côté construit de l'impasse.) et la dame âgée agita ses larges formes pour servir de copieuses rasades de citronnade dans les verres verglacés. Elle était sans doute la seule de la rue à ne pas craindre le contact des autres, et plus particulièrement celui d'Élise : ses enfants et petits-enfants se cotisaient chaque année pour lui offrir le meilleur vaccin du marché. Elle aurait sans doute pu le payer seule, mais on n'a pas un train de vie plus haut que la moyenne locale sans être un peu rat.

« Bois, petite, et dis-moi si je n'ai pas eu la main trop lourde sur le sucre. » Du sucre ! Du vrai sucre ! qu'Élise fit rouler sur sa langue et s'en lécha les lèvres pour ne rien en perdre. « Merci, soupira-t-elle avec satisfaction. Il est délicieux, madame Hubert. » Pour toute réponse, la dame lui tapota le dos dans un sourire entendu.

L'Étui Vide [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant