𝟏𝟕 - 𝐔𝐧 𝐩𝐞𝐭𝐢𝐭 𝐩𝐚𝐬

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𝐋𝐢𝐚𝐦.

Mon dernier morceau de pecan pie englouti, je dépose assiette et couverts dans le lave-vaisselle, déjà rempli par Tatiana. Il est vingt heures, ma gouvernante doit être chez elle, à dresser la table pour elle et son mari, Ari, un colosse d'origine Maori de presque deux mètres pourtant aussi doux qu'un agneau qui vient de naître. Les bras tendus au-dessus de l'évier, le poids du corps en avant comme si je portais celui du monde sur mes épaules engourdies, j'observe les lumières de ma ville par la grande fenêtre. Je me demande ce que font ces millions de gens quand ils se retrouvent eux aussi incapables d'extirper un problème de leur esprit.

Immobile, je détourne simplement le regard de mon propre reflet, pas d'humeur à me balancer tout ce que je pense de moi. Le reste de la tarte fièrement exposée sur le plat à gâteau me fait encore de l'œil depuis l'îlot central de ma cuisine. Stratégiquement placé au centre, je ne vois que lui. Son odeur est un chant de sirènes pour m'envoûter, mais la gourmandise m'a déjà fait craquer deux fois. Téméraire mais pas courageux, je choisis donc la fuite.

Et maintenant, je fais quoi ?

En temps normal, je serais déjà en train de gravir trois à trois les marches pour filer jusqu'à mon dressing, où j'enfilerais une tenue de sport à la va-vite. Je serais allé courir le long du fleuve pour profiter des couleurs du crépuscule et de l'agréable fraîcheur que nous octroie le mois de mai. Mais ce soir, mon manque de sommeil a raison de ma volonté. Je ne tiendrai pas deux miles.

Résigné, je tourne un peu en rond entre le salon et la salle de jeux, caresse les boules du billard américain, le feutre rouge de la table, puis les tranches de quelques livres anciens. Je tire une édition originale de Jules Verne et son Tour du monde en 80 jours, détaille les dorures de la couverture que le temps n'a pas altérées. Combien de tours du monde en solitaire me faudrait-il pour que la créature qui tient entre ses doigts ma respiration me rende un souffle complet ?

Lyanor dirait probablement qu'il faudrait mieux que je tente de faire vingt fois le tour du système solaire.

Sur ces pensées trop philosophiques pour ma tête, je passe devant la bibliothèque, hésite mais renonce à y pénétrer. Je sais par Tatiana et Neve que Lyanor y passe pas mal de temps, aucune envie qu'elle suppose que je la piste dans la baraque et qu'elle se serve de ça pour me coller une nouvelle fin de non recevoir dans la tronche. À force de recevoir ses refus au visage, je vais me sentir comme un boxeur après un K.O en bonne et due forme. Je décide de m'installer sur la terrasse avec un digestif auquel je ne touche finalement pas et mon journal. Je tourne quelques pages sans vraiment les lire, c'est à peine si mes yeux voient les gros titres et assimilent les sujets traités. Exaspéré par mon absence de concentration, je me lève, inspire la fine brise nocturne, me lance dans des séries de pompes et d'abdos à la belle étoile, retire mon t-shirt pour essuyer mon visage et mon cou moites d'une sueur qui ne me purge pas. L'aliénation ne m'a jamais semblé si proche.

Soumis à une nouvelle insomnie qui se profile, je retourne dans la cuisine et récupère deux bouteilles d'eau dans le frigo. Six cents putains de mètres carrés ne me servent décidément à rien quand la seule pièce qui me permettrait de m'apaiser m'est interdite.

— Ce n'est pas le courage qui t'étouffe, mec.

Plutôt la trouille qui me bouffe.

— Pardon ? Vous m'avez parlé ? me surprend Tatiana, que je pensais déjà rentrée chez elle.
— Vous m'avez pris en flagrant délit, avoué-je en me retournant, les mains en l'air. Je parlais tout seul et je n'ai aucun ami imaginaire !

Juste une coloc fantôme.

Elle me sourit, s'emploie à ne pas rire mais échoue lamentablement.

Devious BOSS | Œuvre intégraleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant