Milan Lazsco : La Ruche - Wattys 2021

Une Vieille Amitié

Le cadran numérique du réveil indiquait quatre heures trente huit. Il faisait nuit, une nuit profonde, à peine entamée par les lampadaires de la ville, et humide, même si la pluie s'était calmée.

Dissimulée derrière les rideaux épais de sa chambre, Josepha Carater examinait le véhicule banalisé dans la rue, en bas de chez elle. Un gros 4x4 noir, peu discret, comme ceux qui l'avaient suivie au Panama. Il campait devant l'immeuble de grand standing dans lequel se trouvait son appartement.

Cette filature n'était pas une première pour la journaliste. Qu'il s'agisse de son métier dans lequel elle possédait, auprès de ses pairs, la réputation de ne pas avoir froid aux yeux, elle avait surtout l'habitude d'œuvrer dans l'ombre des sphères médiatiques, sur des affaires bien plus obscures encore, notamment en lien avec le défunt Chandrasekhar. La surveillance et les menaces constituaient pour ainsi dire son quotidien.

Josepha Carater se situait à mi chemin entre quarantaine et cinquantaine. Du blanc se glissait dans ses cheveux noirs et des rides au coin de ses yeux. Elle restait malgré cela suffisamment photogénique pour vampiriser les médias et sa force de persuasion s'était accrue avec les années. Même si elle avait l'impression d'avoir basculé de l'autre côté, d'avoir quitté un âge d'or qu'elle ne retrouverait jamais, son charisme, ses compétences, n'avaient fait que grandir. Rien ou peu de choses l'effrayaient. Elle aimait naviguer dans les eaux troubles et n'aurait troqué pour rien au monde son savoir, même s'il risquait de la faire tuer, contre une ignorance plus confortable. Que ce soit à la lumière des projecteurs ou dans les coulisses du show, Josepha Carater était la reine de la manipulation et de la débrouille. Elle se sortait toujours des situations les plus compliquées.

Comme celle, justement, qui l'avait amenée à rencontrer Chandrasekhar... et qui avait façonné toute sa vie, en changeant de manière considérable sa destinée.

Car Josepha Carater croyait en la destinée. Elle savait, au fond d'elle, qu'elle n'avait pas encore atteint son plein karma. Plus jeune, elle avait changé une fois de destinée. Elle aurait pu être photographe de mode, fouler les plateaux de la société chic et dépravée, flirter avec les célébrités, brûler la chandelle par les deux bouts... mourir d'une overdose à vingt cinq ans...

Puis tout avait basculé : Chandrasekhar était entré dans sa vie, en la sortant d'une situation dont, cette fois, elle n'aurait pu se tirer elle-même. Cette rencontre avait définitivement brisé la ligne de son destin. Elle l'avait propulsée sur une autre orbite. Très éloignée des chemins qu'elle croyait auparavant tracés pour elle.

Grâce à Chandrasekhar, Josepha avait découvert un univers entier : l'univers de ce que l'on désignait par ce terme très connoté de "paranormal" ou de "surnaturel".

Le surnaturel était devenu sa vie, oui, mais pas le "surnaturel" des médias ! Celui qui n'a de raison d'exister que parce que les chaînes de télévision ou les réseaux sociaux continuent à empocher l'argent issu de la crédulité des masses en manque de sacré. Elle avait découvert la vie en dehors de la vie, l'étrange en dehors de la science, le mystère en dehors de la société.

C'est ainsi que depuis, elle profitait de la propension des chaînes de télévision à vendre du mystère, pour elle-même traquer le cœur surnaturel du monde au milieu des fausses énigmes et des complots obscurantistes.

Josepha Carater étudia une fois encore les vigiles dans la rue. Un homme en était sorti pour patrouiller aux alentours, sa silhouette robuste allait et venait sous la lumière pâle des lampadaires.

   « Si t'attends qu'ils s'en aillent, tu risques d'attendre longtemps », entendit-elle alors.

La journaliste sursauta au son de cette voix, qui provenait de l'intérieur de son propre appartement.