Destinées

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Année 1995


La petite fille courait au milieu des trilles et des fougères, entre les troncs centenaires des grands hêtres. Tout autour d'elle, la verdure printanière du parc de Shenandoah jaillissait dans toute sa vigueur et sa jeunesse. Après un hiver rude, un peu de douceur semblait recouvrir le monde d'un voile de lumière. Des odeurs neuves se répandaient et un frisson de vie irrésistible venait hérisser chaque brin d'herbe, chaque feuille nervurée.

La petite fille ne discernait pas tous ces détails, bien qu'elle les ressentit inconsciemment. Les odeurs l'enivraient et la rosée éclaboussait sa robe blanche, tandis qu'elle s'élançait au hasard dans cette nature abondante.


Soudain, un cri retentit en arrière : un cri qui se voulait un ordre mais ne parvenait pas à s'y résoudre, un cri plus inquiet en réalité qu'autoritaire. Et pas suffisamment inquiet pour ralentir la course de la fillette.

La fillette avait à peine sept ans : elle était assez âgée pour savoir que son refus d'obéir était une bêtise, mais pas suffisamment pour le faire de manière mal intentionnée. C'est au contraire son innocence et sa joie de vivre qui la poussait toujours plus loin en avant, dans la forêt.

Le cri en arrière était celui de Nayeli, sa nourrice amérindienne. Nayeli s'occupait d'elle et de sa sœur depuis trois ans à présent. Depuis la mort de leur mère, plus exactement. Elle ne l'avait en rien remplacée dans leurs petits cœurs meurtris, et n'en avait jamais eu l'intention, mais leur prodiguait pourtant tout l'amour et les soins que l'on aurait pu attendre d'une véritable mère. 

Nayeli était plus qu'une nourrice en réalité, c'était leur seconde famille. Eu égard aux origines de la fillette, Nayeli et son époux Hurricane auraient même pu être leurs propres parents. Si les deux petites filles possédaient un teint plus pâle que les natifs de ces régions idylliques, il fallait le chercher du côté de leur mère, originaire d'Europe du nord et dont les propres parents avaient fui l'holocauste il y avait très longtemps. Leur père, au contraire, était lui aussi amérindien.

La fillette était trop jeune pour élaborer toutes ces considérations, et bien qu'elle aimât profondément Nayeli, elle n'hésitait pas à la faire enrager régulièrement.

C'était le cas aujourd'hui, mais pour la bonne cause ! La fillette n'avait pas souvent le droit de sortir. Son père - son vrai père - n'aimait pas qu'elle se mélange aux humains. Et comme il y avait beaucoup de touristes, par ici, elle restait le plus souvent à l'abri dans la Terrienne.

– Célia ! répéta au loin la voix de leur nourrice.

Célia se dissimula derrière le tronc d'un gros chêne, égaré au milieu du bosquet de hêtres, et attendit que sa nourrice s'en aille un peu plus loin. Ses yeux clairs donnaient l'impression d'envahir son visage, sous ses cheveux châtains, indisciplinés. Nayeli se plaignait toujours qu'il était impossible de la coiffer : comme elle, ses cheveux semblaient n'en faire qu'à leur tête.

Célia sortit de sa cachette une fois que le champ fut libre. Elle savait bien faire cela. Personne ne la battait, à cache cache. Elle avait un talent fou pour se dissimuler, et anticiper les réactions de ceux qui la cherchaient. Souvent, sa nourrice disait qu'elle avait des pouvoirs magiques.

Célia aurait bien voulu avoir des pouvoirs magiques. Elle aurait fait revenir sa mère, pour commencer. Et puis elle aurait chassé tous ces vilains messieurs qui travaillaient avec son père. Les capes noires, comme elle les appelait. Et plus encore, leur chef, l'oeil de verre. Ces hommes étaient serviables et inoffensifs envers elle ou sa sœur, de même qu'ils étaient parfaitement loyaux à son père, mais pour autant, la fillette ne les aimait pas. Des fois, ils lui faisaient peur. Nayeli avait peur d'eux aussi.

Milan Lazsco : La Ruche - Wattys 2021Où les histoires vivent. Découvrez maintenant