Lou Drake

135 24 11
                                    



Le groupe de rock arrêta son concert à l'annonce du début des combats dans StoneFolk Hall. Les applaudissements et les huées couvrirent le bruit des hauts-parleurs.

Après les saluts, les musiciens d'Alice Cooper se dispersèrent. Le batteur à la démarche animale et la peau zébrée rejoignit nonchalamment sa loge, échangeant des tapes ou des vannes avec des personnes dans les coursives.

C'est au moment où il pénétra dans la pièce qu'il sentit qu'il n'était pas seul...

Il se retourna avec des crocs énormes entre les lèvres et les veines sur son front gonflées d'agressivité. La seule chose qui l'arrêta, ce fut un cigare brandi sous son nez retroussé de colère. Alors, subitement, il se figea.

Les deux personnages s'étudièrent. La silhouette sombre de Lazsco paraissait toute petite face au colosse, aux muscles bombés, aux poils raz, au visage carnassier.

Sur scène, entre les fumigènes et les lasers, l'apparence bestiale du musicien aurait pu faire penser à un déguisement. Ici, il démontrait qu'il s'agissait de sa nature même. Le batteur du groupe n'était pas humain au sens propre. Son allure était plus monstrueuse en un sens que celle des vampires, quoique moins glaçante. C'était une sorte de fauve aux crocs acérés, pourvu d'une mâchoire puissante, d'une structure musculaire et d'une carrure intimidantes.

Ce qui pourtant ne semblait nullement effrayer Milan Lazsco.

Et pour cause : le colosse, passé son premier réflexe de surprise, ne semblait pas manifester d'agressivité. Au contraire, il saisit lentement le cigare qui lui était tendu, tout en toisant avec stupéfaction l'énergumène en face de lui.

  – Ben si je m'attendais... finit-il par murmurer dans un langage rauque, entre ses crocs démesurés. Milan Lazsco.

  – Ce bon vieux Lou Drake, rétorqua Milan tout en brandissant la flamme de son briquet en direction du colosse.


Plus de quinze années, au moins, s'étaient écoulées depuis la dernière fois qu'ils s'étaient vus. Déjà à l'époque, c'était Milan qui était venu le chercher, pour une de ces histoires rocambolesques dont le vampire avait le secret. Ils avaient failli rester à jamais prisonniers d'une malédiction mettant en jeu des paris et des bolides motorisés ; Lou Drake avait juré qu'on ne l'y reprendrait plus.

Depuis lors, même s'ils ne s'étaient pas fréquentés, la raison n'en était pas qu'ils s'étaient quittés fâchés. Ce n'était pas le genre entre eux. Ils avaient connu tant d'aventures, de galères, de guerres même, qu'ils restaient unis par un lien indéfectible, presque filial. Il pouvait ainsi leur arriver de ne pas se rencontrer pendant presque deux décennies sans pour autant entacher leur complicité.

Bien sûr, depuis la fin des Avaloniens, les choses n'étaient plus pareilles, et ne pourraient plus jamais l'être. Au fond, Avalon resterait pour eux un Jardin d'Éden même s'il était aujourd'hui fané. Leur amitié s'était construite dans le creuset des années folles. A l'époque, Avalon avait été tout à la fois leur patrie, leur famille, leur clan, leur garnison, en même temps que le cadre idyllique qui les avait vus grandir, chacun à leur manière, et trouver leur place. Ce qui s'était passé ensuite ne faisait pas partie des bons souvenirs.

Au fond, Milan Lazsco et Lou Drake n'avaient peut-être que ceci en commun : ils étaient des survivants, des êtres à la fois d'une autre époque, et pourtant toujours contemporains. Ils surfaient sur le fil du temps, en demeurant ouverts et actifs. Beaucoup d'autres créatures dans leur genre se cloîtraient, vivaient en vase clos, poursuivaient leur existence en dehors de la trame temporelle humaine. Beaucoup se sentaient dépassés par l'évolution irrésistible et à la fois chaotique de la civilisation Diurne. Il était facile de s'en détacher et de porter sur elle un regard désabusé ; de même qu'il était facile de céder à la tentation d'utiliser des pouvoirs secrets, des arcanes anciens, pour tenter de manipuler la réalité, de la contrôler, de lui impulser directions favorables ou desseins obscurs.

Milan Lazsco : La Ruche - Wattys 2021Où les histoires vivent. Découvrez maintenant