Partie 3 : l'ombre du vampire

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Année 2012 - Le Manoir


Flash-back : Jour 1

Chandrasekhar ouvrit les yeux.

Le vieil homme était affaibli et considérablement amaigri. En dépit de son âge, le patriarche avait toujours été aussi solide mentalement que physiquement. Lui qui avait été la Sentinelle pendant toutes ces années, qui veillait sur toute la région par son influence, son adresse, sa clairvoyance, en imposant aux alliés comme aux ennemis sa personnalité aride et sans concession... aujourd'hui, était rongé par un mal incurable, qui atteignait tout autant son esprit que son corps.

Il se trouvait dans une chambre du manoir, allongé dans un lit. Des appareils à oxygène étaient fixés sur les murs, des perfusions pendaient sur les côtés. Des infirmiers en blouse blanche contrôlaient les appareils médicaux qui le maintenaient sous surveillance.

En tournant les yeux vers le bas de son corps, Chandrasekhar découvrit que ses poignets, ainsi que ses chevilles et sa ceinture, étaient attachés au lit par de solides lanières tressées de métal et de cuir. De nombreux instruments avaient été reliés à son bras droit et sa poitrine.

En regardant au-dessus de lui, c'est le visage soucieux de Josepha Carater que Chandrasekhar trouva... Cependant, le voyant éveillé, la journaliste fit l'effort de sourire et lui serra la main gauche, la seule dénuée d'appareillages.

  – Est-ce que... ça a marché...? furent les premières paroles du vieil homme, qui semblait plus âgé de dix ans tout d'un coup.
  – Oui, dit Josepha en soupirant. Mais à quel prix.


C'était pourtant leur plan. Ils l'avaient mené à bien. Chandrasekhar avait offert à la Reine Soura Baïa une opportunité qu'elle n'avait pu refuser : le convertir, faire de lui son propre esclave, en le transformant en vampire, avec son propre sang.

Convertir la Sentinelle, c'était tellement inespéré pour la Reine de la Ruche ! Mais elle ignorait ce faisant qu'elle avait permis à Chandrasekhar de ramener son propre sang au Manoir, à l'intérieur de son corps contaminé. Et surtout, elle ignorait que cet échantillon allait servir les propres projets des Sentinelles !

Chandrasekhar se souvenait à peine de sa rencontre avec Soura Baïa, il était trop faible, ses pensées mélangées, son corps affaibli par la contamination. Au fond de lui, quelque part, cette ennemie mortelle de l'humanité ne lui avait pas parue finalement si monstrueuse, il n'avait pas le souvenir d'une abomination, mais au contraire d'une créature d'une âme ardente, d'un esprit d'une grande finesse...

Chandrasekhar ne parvenait pas à se rappeler leur échange, ses sens étaient trop engourdis, sa mémoire opaque. Pourtant, c'était important, il avait décidé quelque chose, avec elle... quoi ? Elle l'avait prévenue de... se méfier... de... Est-ce qu'ils avaient vraiment passé un accord ?

Non, c'était impossible. C'était l'effet de la transformation qui se faisait précocement ressentir. En devenant le rejeton de la Reine, le vieillard allait passer de son côté, devenir prisonnier de son influence, jusqu'à renier ses propres pensées.

Déjà, cette influence se faisait sentir, tentait de le corrompre. Il pouvait à peine résister à cette force. C'était ainsi, il était bien placé pour le savoir : les vampires nouveaux nés étaient profondément loyaux à leur géniteur.


Chandrasekhar inspira une grande bouffée d'air. Il savait tout cela, à l'avance, il l'avait accepté. Il s'était sacrifié délibérément. Pour le bien des Sentinelles. Pour le bien de l'humanité toute entière. La Reine de la Ruche n'aurait mordu à aucun autre hameçon que le chef des Sentinelles.

  – Quel que soit le prix à payer, il en valait la peine, déclara-t-il.

Alors, la douleur dans son corps se réveilla. Il tenta de bouger, de se débattre, par réflexe, mais les liens le retinrent.

  – Je suis désolée, dit Josepha. Nous avons dû t'attacher.
  – C'est normal... j'aurais fait pareil. Qui... qui est-ce qui m'a... ramené ?

  – Jas'on, Jas'on t'as ramené, après qu'elle t'ait... enfin, tu sais.

Chandrasekhar hocha à nouveau la tête, l'esprit rempli d'incohérences, comme dans un cauchemar. Il mélangeait le réel et le fantasme. A nouveau, il revoyait la Reine, face à lui, ces yeux intenses, et... cette étrange relation. Il gardait des souvenirs de terreur, mais en même temps de plénitude. Une idée absurde lui traversa l'esprit. Un... avaient-ils passé un pacte ?

  – Je ne me souviens plus, souffla-t-il en tentant de résister à la force qui le rongeait. Est-ce que... cela s'est déjà produit ?

  – Non, pas encore. Mais le professeur Fidji dit que ce n'est plus qu'une question de minutes. Ton pouls s'accélère... tous les signes précurseurs sont présents. Il avait prévu que l'approche de la transformation te réanimerait.


Comme pour confirmer ces paroles, le professeur Fidji pénétra subitement dans la chambre. Le scientifique portait la même blouse que ses subalternes, mais son crâne chauve, ses petites lunettes rondes et son visage imberbe, alliés à l'étrangeté de son regard, due aux couleurs différentes de ses deux yeux, suffisaient à le démarquer du lot.

Le médecin jeta un regard connivent à la journaliste, puis scruta le patient comme si c'était devenu un étranger, ne voyant déjà plus, pour sa part, l'individu derrière le phénomène en devenir.

  – Nous y voilà, déclara-t-il. Préparez-vous, ça arrive.
  – Peut-être que tu devrais sortir, Josepha, souffla Chandrasekhar, en sentant sa respiration s'accélérer.
  – Non, je veux rester.

  – Je ne sais pas si je vais revenir... ou si je serai... quelqu'un d'autre, dit encore le vieil homme. Mais si jamais je devais... tu sais, alors, j'espère que tu pourras mener notre projet jusqu'au bout.

  – Nous le ferons, dit Josepha, en serrant la main du vieil homme avec une infinie tristesse. Quoi qu'il en coûte.

A ce moment, subitement, la main emprisonnée se contracta. Chandrasekhar fut secoué d'un spasme. Il poussa un râle de douleur. Tout son corps se raidit, c'était comme s'il se soulevait du lit. Ses mâchoires se serrèrent dans une souffrance absolue.

Josepha lâcha sa main et s'écarta par réflexe. Le Professeur Fidji quant à lui appela tous ses infirmiers à la rescousse pour vérifier la solidité des sangles qui le retenaient.

C'était le bon moment, car alors, Chandrasekhar poussa un cri abominable et se mit à gesticuler dans tous les sens. Les infirmiers s'agitaient à son chevet, tant pour l'immobiliser que vérifier son état. Ils fallut six d'entre eux pour y parvenir.

Dans ce râle de douleur abominable, qui se métamorphosait en rage, Chandrasekhar ouvrit des yeux exorbités et une gueule énorme, à l'intérieur de laquelle, brusquement, sa dentition prit des proportions effroyables.

La dernière émotion humaine qu'il ressentit lui soutira une larme... Mais cette larme n'était plus qu'une manifestation vide de sens à présent, car il n'était plus humain.

Et les vampires ne pleurent pas.






Milan Lazsco : La Ruche - Wattys 2021Où les histoires vivent. Découvrez maintenant