Le Commodore

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Un journal en main, le Commodore arpentait la moquette épaisse d'une pièce aux murs de velours rouge, au onzième sous-sol de la Maison Blanche.

En ce lieu hanté seulement par le silence, le pouvoir de la nature semblait ne plus avoir cours. Rien ne venait du dehors, qui n'avait été parfaitement contrôlé. L'électricité provenait d'une pile nucléaire indépendante, l'eau des nappes souterraines, l'air possédait une autre odeur : il était produit artificiellement afin d'éviter les puits d'aération classiques, trop propices aux tentatives de pénétration ou de sabotage.

Soudain, les froissements du journal s'interrompirent dans les mains du commodore. Le voyant d'un des sept téléphones de la pièce s'était mis à clignoter. Le commodore s'empara du combiné ancien, dont le design semblait dater des années 70.

– ...
– Et qu'est-ce que vous voulez que ça me fasse ? fulmina-t-il.
– ...
– Écoutez bien, Ramseyer, se fâcha le commodore. Vous allez rappeler à ce trou du cul que s'il avait pas subi une opération de chirurgie esthétique, il serait toujours à croupir dans son bled au fin fond de l'Arkansas. Combien de fois faut-il lui répéter qu'il n'est pas le "Président des États-Unis d'Amérique" - paix à son âme - mais juste son sosie ? S'il ne veut pas laisser prématurément la place au suivant, il ferait mieux de soigner son ego et d'obéir aux ordres !

Le commodore raccrocha sans autre préavis, avant de se retourner ensuite vers les deux agents qui venaient d'être introduits dans son espace sous-terrain.


Les deux nouveaux arrivants étaient très différents, l'un grand et robuste - Cimino - , l'autre petit et bedonnant - Werther. Mais tous deux foulaient la moquette épaisse portés par le même sentiment de malaise. Ils savaient que la convocation reçue était tout sauf anodine.

Ils se tenaient debout devant un mur lisse : le même mur que le commodore avait lui-même sous les yeux, si ce n'est que de son côté la paroi était transparente, et qu'il distinguait par conséquent chaque mouvement des deux agents comme s'il était à côté d'eux, sans qu'eux n'en sachent rien de leur côté puisque ne voyant pour leur part que leur reflet dans un miroir sans teint.

Soudain, la paroi s'éclaircit légèrement, laissant apparaître aux deux agents, par transparence, la silhouette nébuleuse d'un homme âgé et très maigre, au travers du mur. Un homme qui faisait les dix pas avec une nervosité patente.

Ce personnage, Cimino et Werther ignoraient son vrai nom, mais le connaissaient néanmoins suffisamment pour le redouter : c'est lui qui les avait recrutés, plusieurs semaines auparavant, dans le plus grand secret. C'était également le fondateur de leur cellule PHénIX, et s'ils se doutaient qu'il était situé très haut dans la hiérarchie, ils étaient loin de se douter à quel point.

Sous ses dehors de vieux cow-boy acariâtre, cet homme à la voix aigre prétendait constituer le dernier rempart entre civilisation et barbarie. Porté sur les plus hautes marches du pouvoir de manière totalement inconstitutionnelle par une caste politique obscure, il ne faisait que maintenir l'illusion d'une démocratie. Pour lui, démocratie et vérité étaient lettres mortes, si elles avaient jamais vécu : des idées obsolètes et non viables. Il s'était dressé en secret à la tête de ce pays avec l'intention de le sauver, envers et contre lui, en faisant ce que la démocratie était incapable de réaliser : affronter, puis vaincre, leurs ennemis, qu'ils soient de ce monde ou d'un autre.

Au fond de lui, cet individu obscur et puissant se considérait comme rien moins qu'un messie. Sans son courage, les dernières braises de liberté seraient déjà éteintes sur le territoire des États-Unis. Pourtant, auprès de ses sbires, il ne faisait valoir aucun grade ou titre particulier sinon celui, honorifique, de « Commodore ».

Milan Lazsco : La Ruche - Wattys 2021Où les histoires vivent. Découvrez maintenant