Quelque part ailleurs

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Un paysage de montagne hérissé de pics enneigés surplombait un lac endormi. Dans l'aube naissante, seuls semblaient régner le givre et le minéral. Le froid blafard répandait de longs bras de brume au-dessus du lac.

C'est là, dans le cercle de montagnes glacées, au cœur de la vallée blanche, que la vigueur de l'étalon donnait toute sa mesure.

L'étalon possédait la grâce évanescente d'une créature féerique. Sa robe était d'un blanc si pur qu'il se fondait dans le paysage. Sa crinière cristalline ruisselait sur son échine, sa course était limpide comme l'eau d'un torrent. Il ne frappait pas le sol givré, à peine s'il l'effleurait : dénué de tout effort, le souffle de son passage ressemblait au tintement d'une harpe.

Jusqu'à ce que soudain, une forme sombre apparaisse dans son sillon : un grand destrier noir, mené par un cavalier d'un noir égal.

Autant le premier n'était que grâce, légèreté, autant le second écumait de force et de puissance. Il lançait de longues flèches de buée dans l'aurore, grondait, renâclait : ses muscles saillaient sous sa robe et ses sabots martelaient le sol fumant.

Quant à son cavalier, le visage couvert par un masque épais, il semblait faire corps avec lui.

L'étalon blanc poursuivait sa course sans remarquer qu'il venait d'être pris en chasse. Derrière lui, le cavalier noir poussait sa monture avec détermination, répandant des éclats de branches brisées sur leur passage. Des lueurs pâles brillaient au fond de ses yeux.


Tout à coup, ils jaillirent du brouillard et débouchèrent à l'air libre, le long de la falaise en surplomb du lac. Face à un virage abrupt, le coursier blanc vira sans effort ; le second l'imita avec un temps de retard, projetant une pluie de cailloux par dessus la falaise.

Un sentier descendait en lacets vers le lac. Donnant sur ce terrain dégagé toute la mesure de sa puissance, le poursuivant reprenait du terrain, instant après instant, foulée après foulée.

Ils gagnèrent une plage de sable blanc. Le cavalier noir poussait son destrier aux limites de ses capacités. Les deux coursiers luttaient désormais presque côte à côte sur le sable, lui arrachant des gerbes à chaque claquement de sabot.

Au terme de cette folle poursuite, le poursuivant avait quasiment rattrapé l'étalon. Le cavalier noir tendit le bras vers l'avant. Dans l'effort, sa main tremblante se rapprocha de la croupe frémissante de leur cible.

Mais au moment où ses doigts allaient effleurer les poils blancs, subitement, la créature féerique sembla réaliser leur présence. Elle se cabra, changeant de trajectoire plus vite que le vent, pour fendre sa course vers l'intérieur même du lac.

Elle bondit à la surface des flots glacés, sans s'y enfoncer ni glisser, en soulevant une longue traînée de givre blanc derrière elle. Ses poursuivants tentèrent de la suivre, mais en vain : ils parcoururent encore quelques dizaines de mètres dans leur élan sur la plage avant de s'arrêter, s'enfonçant dans la mince couche de glace, trop fragile pour leur poids.


Tandis que leur cible s'éloignait parmi les teintes pâles de l'aurore, le destrier noir poussa un renâclement puissant, dont le ton ressemblait fort au désappointement.

  - Je sais... répondit son cavalier en caressant doucement l'échine sombre de l'animal. Je sais... La prochaine fois, peut-être.

Le cavalier lui-même éprouvait de la déception. Ses yeux luisaient doucement dans la pénombre, couvant une flamme attisée par la course qu'il venait de livrer. Et dans sa bouche, sous le masque, deux minces canines brillaient entre les traits blancs de son souffle.

A ce moment, l'horizon montagneux s'enflamma de couleurs ardentes : les premières lueurs de l'aube se reflétèrent dans les yeux du cavalier.

  - Rentrons... dit-il avec empressement.

Rappelé à l'ordre, le destrier noir se redressa et partit au galop en direction d'une construction fortifiée perchée dans les montagnes.




Milan Lazsco : La Ruche - Wattys 2021Où les histoires vivent. Découvrez maintenant