Chapitre 4 (Anthony)

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_ Alors la demi-portion, comment ça va ? Ça fait un bail qu'on s'est pas vu tous les deux. Je parie que je t'ai manqué, hein que je t'ai manqué ?

Kevin se tient toujours face à moi. Sa main est toujours posée sur ma nuque et ne relâche pas sa prise. Il est plus grand que dans mon souvenir, si grand qu'il fait presque deux fois ma taille, ce qui accroît encore la peur qu'il m'inspire. Il garde les yeux rivés sur mon visage mais je ne soutiens pas son regard. Je le fuis plutôt et je baisse la tête, adoptant ainsi une attitude de soumission manifeste qui me fait honte mais qui me semble encore être la meilleure chose à faire. Hors de question de prendre le risque de lui tenir tête et de l'énerver. Il vaut mieux faire profil bas et attendre que l'orage passe.

Incapable de dire quoi que ce soit, j'ignore sa question. Il s'en agace et me relance sèchement :

_ Ben alors, t'es bouché, je t'ai posé une question. Je t'ai manqué ou pas ?

Cette fois, je prends sur moi et je m'efforce de dénouer ma gorge pour pouvoir articuler une réponse :

_ Oui, évidemment...

Je lui dis précisément ce qu'il veut entendre. J'espère qu'ainsi il va me laisser tranquille. Mais il ne semble pas décidé à le faire. Visiblement toujours pas satisfait, il renchérit d'un air qui se veut à la fois soupçonneux et menaçant :

_ Tu es sûr ? Tu n'avais pas l'air convaincu.

Alors de nouveau je prends sur moi et je répète, avec toute la conviction dont je suis capable à cet instant :

_ Je suis sûr. Tu m'as vraiment manqué.

Ses deux amis, David et Paulo, l'ont rejoint. En voyant la manière pitoyable avec laquelle je viens de prononcer ces mots, ils se mettent à rire. Kevin les imite et bientôt tous les trois rient de moi. Je baisse la tête un peu plus bas encore et je ne dis rien. A quoi bon dire quelque chose ? Ça ne ferait qu'envenimer les choses. Et puis de toute façon, je ne me sens pas la force de dire quoi que ce soit.

Kevin et ses amis consacrent les secondes qui suivent à me fixer en silence, un sourire méprisant encore et toujours vissé aux lèvres. Kevin s'apprête à revenir à la charge mais il s'interrompt soudain et se détourne de moi. Eva, comme sortie de nulle part, court vers lui et se jette dans ses bras. Elle reste lovée contre lui un instant avant de l'embrasser longuement et amoureusement. Ces émouvantes retrouvailles me laissent en proie à un sentiment paradoxal. D'un côté, je suis soulagé de voir que Kevin semble en avoir fini de s'en prendre à moi mais d'un autre côté, l'image de lui et d'Eva ainsi enlacés m'est insupportable et me laisse, comme à chaque fois que je les vois ensemble d'ailleurs, un goût amer. Une amertume qui a un nom. Elle s'appelle jalousie, car le fait de savoir qu'il ne se passera jamais rien entre Eva et moi ne m'empêche pas de souffrir de la voir avec un autre garçon, d'autant plus quand cet autre garçon s'appelle Kevin Marsoud.

Le professeur arrive enfin. Il salue brièvement les élèves, ouvre la salle et nous invite à entrer. Eva et Kevin mettent fin à leur étreinte. Juste avant de pénétrer dans la classe, ce dernier me gratifie d'une tape sur l'arrière du crâne et s'écrie à l'attention de sa petite amie :

_ Tu as vu un peu qui est avec nous dans la classe : le petit Anthony. Et il vient de me dire que je lui avais beaucoup manqué cet été ! Ça ne m'étonne pas, depuis le temps qu'on se connait, on est presque amis. Et puis, il est normal qu'il ne puisse plus se passer de moi, je suis tellement attachant ! Tu le sais toi, que je suis attachant.

Dans un premier temps, Eva reste impassible. Puis, comme Kevin la fixe avec insistance et semble attendre d'elle une réaction, elle lâche un sourire. Un sourire faible, à peine perceptible, à l'évidence un peu contraint, mais bel et bien réel. Un sourire qui pour elle ne veut sans doute rien dire mais qui m'atteint en plein cœur car par ce sourire c'est un peu comme si elle donnait raison à Kevin et qu'elle légitimait son attitude à mon égard. Elle ne peut pas ignorer l'ironie avec laquelle il a prononcé ces mots. Elle sait qu'il se moque de moi. Elle le sait, et moi je souffre de savoir qu'elle sait parce que cela signifie qu'elle me voit de la même manière qu'il me voit, c'est à dire comme un moins que rien.

Lorsque j'entre dans la salle de classe, le professeur est déjà installé derrière son bureau et se bat avec son ordinateur pour tenter de projeter le diaporama qu'il a sans doute mis plusieurs heures à préparer. Je m'arrête juste après avoir franchi la porte et je scrute la salle des yeux en quête d'une place. La plupart des élèves sont déjà assis. Il ne reste que quelques chaises vides. J'hésite un instant avant de me diriger vers l'une d'entre elles. J'entreprends de m'asseoir mais le garçon installé à la table voisine, après avoir jeté un œil en direction de Kevin et de sa bande et avoir constaté qu'ils l'observaient, me fait signe qu'il ne veut pas de moi à côté de lui. Je pourrais m'asseoir quand même. Après tout, le lycée n'est pas à lui, il n'a pas le pouvoir de choisir qui peut s'asseoir là ou pas. Mais je ne veux pas faire de vagues. Surtout, je ne dois pas faire de vagues. Alors je ne proteste pas. Je me contente d'acquiescer d'un hochement de tête et je me dirige vers la seule autre chaise encore libre. Celle au tout premier rang. Juste en face du professeur. Si proche de lui que seuls quelques centimètres nous séparent. De quoi me faire passer pour le fayot de service. De quoi donner un argument de plus à Kevin et compagnie pour se moquer de moi.

La réunion en elle-même s'est plutôt bien passée. Si la découverte de mon emploi du temps de l'année n'a rien eu de très réjouissante, ces deux heures passées dans le huis clos de la salle de classe ont au moins eu le mérite de m'offrir un moment de répit. Pendant tout ce temps-là, Kevin et ses amis n'ont pas pu me mener la vie dure. Je les ai bien entendus prononcer mon prénom à quelques reprises dans le fond de la classe, mais ils étaient trop loin pour que je puisse savoir ce qu'ils se disaient exactement. Le fait d'être ainsi maintenu dans l'ignorance a eu le mérite de m'épargner quelque peu, car il ne fait aucun doute que ce qu'ils racontaient à mon sujet ne devait pas être très plaisant.

A la sonnerie de midi, je rassemble mes affaires pour quitter la salle avant tout le monde. Je ne prends pas la direction du réfectoire, j'évite autant que possible d'y déjeuner, et ce toujours pour la même raison. Ne pas croiser certains. Je préfère manger seul dehors. Nous sommes au mois de septembre. Il fait encore bon. Et aujourd'hui il fait beau. Autant profiter du soleil. Je m'installe à une table de pique-nique dans un parc situé à deux pas du lycée. Je suis sur le point de mordre dans le sandwich que je viens tout juste d'acheter quand soudain quelqu'un s'écrie derrière moi de cette voix que je connais si bien et que j'aime tant :

_ Alors comme ça on n'attend pas sa meilleure amie pour déjeuner ?

J'espère que ce chapitre vous a plu :)
A samedi prochain pour découvrir un nouveau personnage très important pour Anthony ;)

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