J'aurais voulu que le temps s'arrête et que cette nuit n'en finisse jamais. Mais le temps passe, qu'on le veuille ou non, et bientôt les premiers rayons du soleil filtrent à travers les rideaux de ma chambre. Comme pour m'en protéger, comme pour ne pas comprendre que le matin est là, je m'enfouis tout entier sous la couverture. Là, dans la chaleur et l'obscurité des draps, j'ai l'illusion d'être en sécurité. Je me laisse bercer un instant par cette illusion. Je savoure les quelques secondes de silence qui suivent comme s'il s'agissait de mes dernières sur cette terre. Et je dois réfréner un cri de désespoir quand le réveil sonne. Je brûle d'envie d'envoyer l'effroyable machine dans le mur. Mais je suis contre toute forme de violence alors je me contente de l'arrêter d'une manière civilisée.
Malgré moi, je me tire de sous la couette et me redresse sur le lit. J'ai la migraine, des vertiges, la gorge si sèche qu'elle me brûle, le ventre noué et douloureux. La fatigue causée par la soirée de la veille et le stress que j'éprouve à l'idée de retourner en cours ne font pas bon ménage. Je suis dans une forme épouvantable. En fait je ne me suis pas senti aussi mal depuis la rentrée de l'année dernière. Je me hisse péniblement sur mes pieds et je file en direction de la salle de bain. Je me passe le visage sous l'eau froide, me frotte longuement les yeux pour tenter vainement d'effacer les cernes noires qui ont élu domicile dessous. Ensuite, je retourne dans ma chambre et j'ouvre mon armoire pour y trouver de quoi m'habiller. Je choisis un tee-shirt gris et un pantalon noir. Dans mon armoire, il n'y a que du gris et du noir de toute façon. Non pas que j'aime ces couleurs. Au contraire, je les déteste, et je leur préfère très volontiers des couleurs plus vives. Si je porte du sombre, c'est uniquement pour me rendre le plus invisible possible. Ne pas attirer l'attention, c'est le maître mot pour survivre sur ce terrain hostile qu'est devenu le lycée. Il n'est pas question de me risquer à me vêtir d'une tenue extravagante qui pourrait donner à certains un argument de plus pour se moquer de moi.
Je rejoins le séjour et je vais m'asseoir aux côtés de ma mère à la table du petit-déjeuner. Mon père, quant à lui, est déjà parti travailler. Il est menuisier à son compte. Il se lève tôt, très tôt. Il ne compte pas ses heures. Il travaille six jours sur sept. Il est souvent au bord de l'épuisement. Il fait tout ça pour nous. Pour que ma mère puisse peindre ses toiles et mener une vie d'artiste qui la comble mais qui ne lui rapporte pas de quoi vivre. Pour que je puisse me forger un avenir et réaliser mes rêves, quand lui a dû renoncer aux siens très jeune pour aider son père agriculteur à joindre les deux bouts.
D'une certaine manière, mon père se sacrifie pour nous, comme autrefois il s'est sacrifié pour son propre père. J'en ai pleinement conscience et cela me pèse. Cela me pèse parce que je ne me sens pas digne de son sacrifice. Il me croit plus beau que je ne le suis, plus fort que je ne le suis, plus doué que je ne le suis. Il me croit capable de grandes choses. Ma mère aussi le croit d'ailleurs.
Je redoute le jour où mes parents vont se rendre compte qu'ils se trompent, que leur fils n'est rien et ne sera jamais rien. Je ne suis pas un garçon courageux. J'ai peur de beaucoup de choses : du vide, des araignées, de l'eau, du noir, des films d'horreur... Mais ce qui m'effraie le plus au monde, c'est encore l'idée de pouvoir décevoir mes parents. Cela, je ne le supporterais pas.
Je ne suis pas du matin alors je ne suis jamais très bavard à la table du petit-déjeuner. Mais ce matin-là je suis encore moins loquace qu'à l'accoutumée. Ma mère fait beaucoup d'efforts pour nouer le dialogue avec moi mais tout ce qu'elle obtient en retour, ce sont des réponses laconiques et de circonstances. Elle me demande si ça va, je lui dis que oui. Elle me demande si j'ai bien dormi, je lui dis que oui aussi. Elle me demande si je ne stresse pas trop, je lui dis que non, je ne suis pas stressé. Je ne fais que mentir. Ma mère le sait bien. L'air sombre qui recouvre mon visage et mes traits tirés suffisent à lui faire comprendre que je ne suis pas dans mon assiette. Elle tente de me rassurer. Elle soutient que la première journée est toujours la plus dure. Qu'ensuite je vais reprendre le rythme scolaire et que les choses vont aller en s'arrangeant. Je n'en crois pas un mot mais je ne la contredis pas. Je n'en ai ni l'envie, ni le courage. Alors j'acquiesce, indistinctement, à tout ce qu'elle me raconte. J'opine du chef, machinalement, tandis qu'elle multiplie les arguments pour me convaincre que non, ma journée ne sera pas aussi catastrophique que je l'imagine. Au bout d'un instant, elle en vient à me lancer :
_ Et puis tu vas retrouver Jade ! C'est super ça. Je sais combien elle t'a manqué.
Ma mère a raison. Jade m'a manqué. Elle a passé l'été chez sa grand-mère dans le sud de la France. Ça fait deux mois que je ne l'ai pas vue. Deux mois ou une éternité pour nous qui avons l'habitude de nous fréquenter presque tous les jours. C'est dire si je suis heureux de la retrouver après tout ce temps.
_ Oui c'est super, je réponds finalement à ma mère en tâchant de me montrer pleinement enthousiaste.
D'un côté, je suis heureux de retrouver Jade. Et d'un autre côté, je suis toujours autant angoissé parce que je vais aussi retrouver les autres. Ceux qui m'ont pourri la vie les années précédentes. Ceux dont les visages viennent régulièrement hanter mes nuits. Plus que jamais, je ne veux pas aller au lycée. Mais je n'ai pas le choix.
Voyant combien il m'était difficile de me rendre au lycée, mes parents m'ont proposé de faire les cours à la maison. L'offre était alléchante. L'accepter m'aurait ôté d'un grand poids. Pourtant, j'ai rejeté cette idée. Je ne vais pas interrompre ma scolarité à cause de ces gens. Ce serait leur donner raison. Et moi je ne veux pas leur faire le plaisir de leur donner raison. Le peu de fierté qu'il me reste me l'interdit.
Je quitte ma mère avec un sourire feint sur les lèvres. Pas question de laisser paraître mon désarroi devant elle. Elle se fait déjà assez de souci pour moi comme ça pour que je n'en rajoute pas. Je garde mon mal-être pour moi et je quitte la maison. Je marche d'un pas fébrile jusqu'à l'arrêt de bus. Je vais prendre place au fond du car. Contre la vitre. Je mets mes écouteurs, je ferme les yeux, et je laisse la voix de Tom Grennan m'emporter loin de cette réalité qui m'effraie tant. Le temps de quelques minutes, je ne pense plus au lycée et à la journée qui m'attend. La musique, comme souvent, m'offre un instant de répit précieux, un instant de calme et de douceur que je savoure autant que possible, car dans quelques minutes, il me faudra affronter la tempête.
J'espère que ce chapitre vous a plu et que vous aimez ce début d'histoire :)
Un petit mot aussi pour vous dire que je publierai le prochain chapitre dès samedi (le 4 septembre) et que vous n'aurez donc pas à attendre le mercredi suivant :)
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Anti Star
RomanceLes murs du lycée sont devenus un enfer pour Anthony. Depuis quelque temps, il est le souffre-douleur des autres élèves. Son quotidien est fait d'humiliations, de moqueries, et de coups bas. Il souffre en silence. Il ne répond pas. Ça ne ferait qu'e...