Chapitre 7 (Anthony)

234 27 4
                                    

Cette première journée de cours a tenu ses promesses. Elle a été aussi désagréable que je l'imaginais. Mais ce que je veux retenir, tout ce que je veux retenir, c'est qu'elle est passée. Une de faite, une de moins qui reste à faire. C'est triste à dire, mais j'en suis là. A compter les jours qui me séparent des prochaines vacances d'été. Et je vais devoir prendre mon mal en patience, parce que le chemin est encore long avant la fin de cette année scolaire qui est aussi ma dernière année de lycée. Encore dix mois, et ensuite je n'aurai plus jamais à me rendre dans cet endroit de malheur. Dix mois avant la libération. Je dois tenir bon. Je vais tenir bon. Je me le suis juré.

Je franchis le portail et je remonte l'allée jusqu'à ma maison. Lorsque je pénètre à l'intérieur, je trouve ma mère en plein travail. Debout dans la véranda, un pinceau à la main, une toile face à elle, la visage concentré, le corps parfaitement immobile. Elle est en quête d'inspiration. Je fais le choix de ne pas la déranger et je traverse le séjour pour me rendre directement dans la cuisine. J'ouvre le frigo pour me servir un verre de jus de fruits mais à peine ai-je le temps de boire une gorgée que ma mère me rejoint déjà dans la pièce. Malgré mes efforts pour me faire discret, il semble que mon retour ait perturbé sa concentration. Elle fait un pas vers moi et me demande :

_ Tu as passé une bonne journée ?

Cette question, elle me la pose uniquement parce que c'est celle que tous les parents posent à leur enfant au soir de leur premier jour d'école. Je me garde bien de lui parler en détail des heures pénibles que je viens de vivre entre les murs du lycée et j'opte plutôt pour une réponse laconique :

_ A ton avis.

Comme elle fait mine de ne pas comprendre, j'ajoute dans la foulée :

_ Ça s'est passé comme une rentrée, mal quoi.

Ces mots sont sortis de ma bouche avec tant de spontanéité qu'ils ont éveillé les soupçons de ma mère. La voilà qui me fixe maintenant d'un air inquiet tandis qu'elle me réclame des précisions. Elle veut savoir pourquoi la journée s'est mal passée. Mais il est toujours hors de question de lui dire la vérité. Je ne lui parle pas de Kevin, d'Eva et des autres. Ni de la manière dont ils me traitent. Je m'en tiens à une version édulcorée qui a le mérite d'apaiser ses inquiétudes.

_ Les cours sont interminables, les profs sont ennuyeux à mourir, et en plus mon emploi du temps est merdique. Alors il n'y a vraiment pas de quoi se réjouir.

_ Allons, il ne faut pas voir tout en noir. Je suis sûre que ça n'était pas si terrible que ça, me lance-t'elle encore, déployant beaucoup d'efforts pour me pousser à positiver un peu.

C'est peine perdue. Je n'ai pas le cœur à jouer le jeu. Cacher les moqueries dont je suis victime est une chose. Mais faire comme si tout allait bien en est une autre, et c'est au dessus de mes forces. Faute de savoir quoi lui répondre, je reste muré dans un silence embarrassé pendant plusieurs secondes. Et pour couper court à cette conversation qui risque bien de dégénérer en interrogatoire, je prends soin de m'éclipser au plus vite. Je m'en vais là où je passe presque tout mon temps libre. Le seul endroit où je me sente vraiment bien. Le seul endroit où je puisse vraiment être moi-même. Ma chambre.

Enfin, faut-il encore parler d'une chambre plutôt que d'un studio d'enregistrement ? Car s'il y a un lit (il faut bien dormir quelque part), le reste de la pièce est entièrement dédié à ma passion pour la musique. Entre ces quatre murs recouverts de posters d'artistes que j'admire et qui m'inspirent se trouve tout le matériel nécessaire pour composer comme un pro. Ordinateur, carte son, clavier, enceintes, casque, guitare electro acoustique. Mes parents ont dépensé une vraie fortune pour me donner les moyens de vivre ma passion. Et s'ils l'ont fait, c'est certes parce qu'ils savent combien la musique est importante pour moi mais c'est aussi parce qu'ils sont persuadés que j'ai du talent. Un grand talent auquel ils entendent permettre de s'exprimer pleinement. Ils ne me demandent rien. Ils ne me mettent aucune pression. Mais je crois qu'au fond d'eux, ils espèrent me voir un jour en train de faire de la musique sur une scène, devant un public. Je crois qu'ils caressent tous les deux le rêve de voir un jour leur fils acclamé par la foule pour son art. Je le devine à la joie qui illumine leurs visages chaque fois que je joue et que je chante devant eux. Comment leur dire que ça n'arrivera jamais parce que je me sais totalement incapable de monter sur une scène devant du public ? Comment leur dire que ce talent qu'ils me prêtent n'est pas si grand qu'ils l'imaginent ? Comment leur faire comprendre que leur fils n'est qu'un raté, qu'une demi-portion moquée par ses camarades à longueur de temps ? Et surtout comment affronter la déception qui traversera leur regard quand ils se rendront compte de tout ça ? Car ce déni dans lequel ils sont plongés ne pourra pas durer éternellement et ils finiront bien, tôt ou tard, par se rendre compte que je ne suis qu'un bon à rien.

C'est l'esprit lourd de ces tristes pensées que je prends place derrière mon clavier. Je laisse filer quelques secondes. Je prends une longue inspiration. Je ferme les yeux. Et alors seulement, je pose les doigts sur les touches. Je savoure les premières notes et déjà je me sens mieux. Plus relâché. Plus détendu. Plus serein. La musique a ce don unique d'apaiser mes tourments, de calmer mes angoisses, et de soulager les maux qui enserrent mon cœur. Elle seule a le pouvoir de me faire entrevoir la lumière dans l'obscurité, de faire rejaillir l'espoir dans mon être désespéré, et de me donner la force de rêver à nouveau quand l'envie me prend de tout arrêter. La musique panse les plaies que les moqueries causent à mon ego et m'offre quelques instants de plaisir dans un quotidien qui en est autrement totalement dépourvu. La musique est tout ce que j'ai, tout ce qu'il me reste. Elle est cette béquille qui me permet de tenir debout quand je menace de m'effondrer et cette soupape indispensable pour me permettre de respirer lorsque j'ai l'impression d'étouffer. Sans elle, je ne serais plus rien. Sans elle, je ne pourrais plus rien.

Ce soir-là, je joue pendant de longues minutes. De longues minutes d'abandon au cours desquelles j'oublie tout pour ne plus me concentrer que sur la mélodie qui s'échappent des écouteurs de mon casque audio. Alors, cette réalité qui m'est si dure à vivre n'a plus de prise sur moi et la Terre pourrait bien s'arrêter de tourner que je ne m'en apercevrais même pas. Alors, seuls comptent la musique et la sensation de mes doigts qui courent sur les touches du clavier. Alors, je suis loin. Si loin que je n'entends pas frapper à la porte de ma chambre. Je n'entends pas davantage ma mère entrer et m'appeler à de nombreuses reprises. Il faut qu'elle vienne jusqu'à moi et qu'elle pose ses mains sur mes épaules pour que je remarque enfin sa présence. Je sursaute à ce contact auquel je ne m'attendais pas. J'ôte dans la précipitation mon casque et je reviens brusquement à la réalité.

Voyant sur mon visage une expression de circonspection mêlée d'effroi, ma mère me lance aussitôt sur un ton de mea culpa :

_ Je suis désolé mon chéri. Je ne voulais pas te déranger dans ta composition, et encore moins te faire peur. Mais tu ne réagissais pas à mes appels...

La musique a pour moi quelque chose de sacré. Aussi, je déteste par dessus tout être interrompu quand je joue. Le fait d'être empêché d'aller au bout d'un morceau me cause une frustration si grande qu'elle peut me rendre très irritable. Cette fois-ci ne dément pas cette règle et je ne peux contenir mon agacement à l'égard de ma mère pour avoir ainsi perturbé ma concentration.

_ Bon sang maman, tu n'aurais pas pu attendre que je termine ! Tu sais que j'aime être tranquille quand je compose.

_ Je sais oui. Mais non, je ne pouvais pas attendre parce qu'il se trouve qu'il y a quelqu'un pour toi dans le séjour, se justifie-t-elle en retour.

_ Quelqu'un ?

Ma mère ne m'en dit pas davantage. Elle quitte la chambre avec un sourire espiègle accroché aux lèvres, convaincue d'avoir su piquer au vif ma curiosité. Elle a raison. Je suis curieux de savoir qui peut bien me rendre visite à cette heure-ci. Cela dit, je n'ai pas besoin de me creuser la tête bien longtemps pour le deviner. Je ne connais qu'une seule personne qui puisse sacrifier sa soirée à venir me voir. A cette pensée, mon agacement retombe aussi net pour faire la part belle à un enthousiasme retrouvé. Je sors de la chambre à mon tour. Je traverse avec empressement le couloir pour atteindre le séjour. Et là je la vois.

J'espère que ce chapitre vous a plu :) Qu'en avez-vous pensé ?
La suite dès samedi prochain :)

Anti StarOù les histoires vivent. Découvrez maintenant