Chapitre 30 (Anthony)

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Après l'incident causé par Jade, la soirée se poursuit tant bien que mal, mais clairement le cœur n'est plus à la fête. On donne le change jusqu'à minuit, on se souhaite la bonne année dans une ambiance tout à fait morose, et ensuite on ne s'attarde pas. On file dès qu'on peut. C'est mon père qui vient nous chercher après que je l'aie appelé. Il doit être minuit et demi à peine. Quand nous prenons place à l'arrière de la voiture, il nous demande si la fête s'est bien passée. Avec Jade, nous lui répondons par l'affirmative, en tâchant de nous montrer aussi convaincants que possible. Mais je ne pense pas que mon père soit dupe, car nos visages fermés ne sont pas vraiment ceux de deux personnes qui viennent de passer une excellente soirée. Quoi qu'il en soit, peut-être parce qu'il sent que ça n'est pas le moment, il ne pose pas de questions. Il allume la radio, monte le son, et se laisse emporter par le rythme frénétique des musiques diffusées par les ondes en ces premiers instants de la nouvelle année. Je profite que l'attention de mon père soit toute consacrée à la voix d'Elton John pour questionner Jade.

_ C'était quoi ? je lui demande ainsi du bout des lèvres, car je crains de la froisser en me risquant à lui reparler des évènements de la soirée.

Elle reste d'abord silencieuse, contemplant les lumières de la ville qui défilent à vive allure à travers la vitre de la voiture. Et puis, alors que j'ai déjà abandonné l'espoir qu'elle me réponde, elle dit d'une voix qui ne trahit aucune gêne apparente :

_ C'était une simple mise au point. Je n'ai pas aimé ce que Lucie a dit et j'ai voulu lui donner une leçon.

Elle s'interrompt un instant. Puis, songeuse, elle me lance :

_ Tu trouves que j'ai été trop loin, c'est ça ?

C'est vrai qu'elle est allée loin dans la provocation. Je n'avais encore jamais vu mon amie se comporter de la sorte et je dois bien avouer que je m'en suis trouvé un peu surpris. D'un côté, j'ai pris plaisir à la voir tenir tête à Lucie. Et d'un autre côté, j'en ai éprouvé une étrange sensation d'amertume. Mais pas question de lui parler de cette sensation. Je tâche de prendre un air indifférent et je me fends d'une réponse évasive :

_ Non, je ne trouve pas que tu sois allée trop loin. Et puis, Lucie l'avait bien cherché.

Jade jette sur moi un regard scrutateur afin d'évaluer ma sincérité. Malgré tous mes efforts pour me montrer impassible, sa perspicacité frappe encore et mon amie devine mon trouble.

_ Pourtant ça a l'air de t'avoir dérangé, relève-t-elle ainsi.

Je ne vais pas m'entêter à nier l'évidence. Jade n'est pas dupe. Autant lui dire la vérité.

_ Ce n'est pas que ça m'a dérangé. C'est juste que ça m'a un peu déstabilisé. Je ne m'y attendais pas, voilà tout.

_ C'est le fait que j'embrasse une fille qui t'a déstabilisé ? relève-t-elle à brûle-pourpoint avant de compléter sa question.

En réalité, ce n'est pas tant le fait qu'elle embrasse une fille qui m'a déstabilisé. C'est le fait de la voir embrasser quelqu'un tout court. Car d'aussi loin que je me souvienne, je n'ai jamais vu Jade embrasser personne. Je ne l'ai même pas entendue parler d'une fille ou d'un garçon qui serait susceptible de lui plaire. Je ne lui connais aucune relation amoureuse, jamais il ne lui est arrivé de se confier à moi sur une attirance qu'elle pourrait éprouver envers un autre élève. J'ai donc fini par croire que l'amour ne l'intéresse pas, et le baiser qu'elle vient de donner à Lucie n'est pas de nature à bousculer cette conviction que je me suis faite, car je sais bien que ce baiser ne signifie rien, qu'il n'est qu'un geste un peu fou par lequel Jade entendait faire payer à Lucie le prix de son arrogance.

_ Tu embrasses bien qui tu veux, je lui réponds dans l'intention d'éviter tout malentendu.

Elle ignore ces quelques mots que je viens de prononcer et renchérit plutôt :

_ Non parce que si tu te poses la question, je ne suis pas attirée par les filles. Moi, mon truc, ce sont les garçons, ce sont eux qui me plaisent. Enfin surtout l'un d'entre eux d'ailleurs...

Il me faut plusieurs secondes pour assimiler cette confidence qu'elle vient de me faire. Alors comme ça, il existe un garçon qui plaît à Jade. Ben ça alors, si je m'y attendais ! Tandis qu'elle me fixe d'un air étrange, une question me brûle les lèvres. Qui est-il, ce garçon qui est l'objet des convoitises de mon amie ? Je me souviens du moment où Jade m'a désigné comme étant le meilleur « petit ami potentiel » alors que nous jouions à Action ou Vérité. Je me rappelle aussi notre discussion de l'autre jour au téléphone et ses ambiguïtés. Mon cœur s'accélère soudain. Je suis assailli par une folle pensée. Une pensée qui me met en émoi. Et si ce garçon qui lui plaît c'était... Je n'ose pas vraiment le formuler tant cela me paraît dingue. Et si ce garçon qui lui plaît, c'était moi ? Je sais bien que je propose là une improbable hypothèse, mais nous sommes si proches depuis quelque temps, et puis Jade a tout de même sous-entendu qu'elle serait fière d'être ma petite amie. Je m'emballe. Pourquoi ? Je ne sais pas, peut-être parce qu'au fond cette idée d'être en couple avec elle ne me déplairait pas. Je m'emballe mais je tente de me raisonner, Jade a aussi rappelé que nous étions amis quand Lucie prétendait que nous étions plus que ça. Je ne dois pas me faire de fausses idées, d'ailleurs Jade ne tarde pas à couper court à mes illusions en déclarant :

_ Je te vois un peu tourmenté. Je ne sais pas ce que tu imagines mais rassure-toi. Quand je dis qu'il y a un garçon qui me plaît, je ne pense pas à toi. Nous sommes amis tous les deux, rien d'autre.

Elle ponctue ces mots d'un sourire étrange. Et moi je me sens bête. Quelques allusions échappées un peu par hasard et me voilà qui tire déjà des plans sur la comète. Je désespère de plaire à une fille à un point tel que je songe à sortir avec ma meilleure amie. Je disjoncte complètement, c'est vraiment n'importe quoi ! Alors je m'efforce aussi net de chasser cette très mauvaise pensée de mon esprit. Je ne vais certainement pas risquer de briser le lien qui nous unit parce que j'éprouverais de soudaines velléités amoureuses envers elle. Ce serait parfaitement stupide, d'autant plus stupides que Jade vient tout juste de me confier qu'un autre garçon lui plaît, ce qui implique d'une manière évidente qu'elle ne me voit pas autrement que comme un ami. Quoi de plus normal d'ailleurs, car c'est bien ce que nous sommes, des amis. C'est ce que nous sommes, ce que nous avons toujours été, et ce que nous serons toujours. Ma relation d'amitié avec Jade me comble déjà. Je n'ai aucune raison d'en vouloir plus. Espérer davantage serait une erreur. Et cette erreur, je ne veux pas la commettre.

Armé de cette conviction, je chasse de mon cœur tout élan de déception. En revanche, je ne peux rien faire pour dissiper la curiosité qui m'assaille. Une question me brûle les lèvres, et je ne résiste pas à l'envie de la lui poser.

_ C'est qui ce garçon qui te plaît ?

Et histoire de mettre toutes les chances de mon côté pour obtenir une réponse, j'ajoute :

_ On est amis, on se dit tout.

Elle se fend d'un nouveau sourire. Elle laisse filer un bref instant de silence. Et enfin elle me lance :

_ Tu ne comprends rien à rien, comme toujours. Et surtout, tu es beaucoup trop curieux.

Sans doute suis-je trop curieux. Et elle, elle est trop mystérieuse pour me répondre. Je ne saurai pas qui est ce garçon, elle ne me le dira pas. Apparemment, il est des secrets que l'on ne confie à personne, pas même à son meilleur ami.

J'espère que ce chapitre vous a plu :)
Jade reste très mystérieuse sur l'identité de ce garçon qui lui plairait. De qui s'agit-il ?
La suite dès samedi prochain :)

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