Tout en haut des remparts du palais Royal de Kymbéra, les sentinelles aux couleurs Azur et Or se déployaient pour la relève.
Nathaeg les observait derrière les vitraux de la tour principale du palais.
Le Roi Nathaeg, second du nom, avait toujours été admiratif de l'étonnant ballet des sentinelles. Chacune semblait, depuis des millénaires, répéter inlassablement et avec une perfection mécanique le même mouvement : une pratique à la fois dictée par des critères de noblesse et d'efficacité, combinaison décrivant à merveille le règne des Welliters.
La relève des Sentinelles s'achevait à présent sous les rayons de l'astre levant. Délaissant leur manège, le Roi perçut son reflet dans le vitrail qui lui faisait face.
Il s'attarda sur cette vision plus longuement qu'à l'accoutumée... Lorsqu'il se regardait, Nathaeg voyait en réalité deux personnes : d'une part, il distinguait l'éminent souverain de Kymberlin, commandant en chef des armées royales, premier administrateur du royaume et de la capitale, illustre descendant de Numang, énième représentant d'une lignée de non moins prestigieux souverains, reconnus par des générations de sujets loyaux...
Mais par-delà le souverain, Nathaeg percevait aussi le Welliter qu'il était d'abord : grand, à l'instar des siens, un corps élancé, solide sans être particulièrement robuste, des yeux bruns, perçants, des cheveux d'un noir de jais. Sa peau était grise, légèrement cendrée, ce qui constituait un critère de beauté dans tout le royaume.
Nathaeg possédait une présence, un charisme naturel, qui ajoutés à son titre faisaient de lui sans conteste le personnage le plus en vue de l'océan jusqu'à la chaîne du Xer, marquant les frontières de son royaume.
Cette renommée lui assurait le soutien indéfectible du peuple, en dépit de quelques zones d'ombres de son règne... En effet, Nathaeg n'était pas exempt de reproches. Il était conscient, à l'instar de ses derniers prédécesseurs, de ne pas avoir marqué son époque.
Et cependant, bien qu'aucun des derniers souverains ne se fût particulièrement illustré, dans tout le royaume, nul n'aurait songé à contester ses décisions. Le sang qu'il portait, ainsi que la force des traditions, constituaient ses plus précieux atouts.
Nathaeg soupira à ces pensées. Du haut de ses cent ans, il n'était pas vieux, il était dans la force de l'âge. Il comptait plusieurs décennies de règne à son actif, et de nombreuses autres l'attendaient. Rien, dans ces deux facettes de son personnage, n'aurait dû être prétexte à une quelconque forme d'inquiétude...
Et pourtant, aujourd'hui, Nathaeg était inquiet.
Il se força à reporter son regard vers le ciel embrasé. Ses sourcils se froncèrent pour mieux voir en dépit des rayons aveuglants de Shaggan. Quelle que soit la luminosité, il n'avait pu faire autrement que de remarquer, comme tant d'autres, dès le lever de l'astre, cette espèce de tache noire, apparue avec lui...
Là, en effet, à proximité du disque solaire, une forme obscure semblait avaler la clarté de Shaggan, atténuant sa luminosité habituelle. Comme une sorte de nuage ténébreux... dans un ciel dénué de nuages.
A ce moment, la porte des appartements royaux s'ouvrit en arrière.
Même si la porte n'émit pour ainsi dire aucun son, Nathaeg l'entendit, de même qu'il entendit les pas feutrés à peine audibles du nouvel arrivant sur le sol tapissé d'étoffes.
Le roi ne se retourna pas, il n'en avait pas besoin. Il savait exactement qui venait d'entrer. Aucun individu à sa connaissance n'aurait pu faire preuve d'autant de discrétion. Aucun d'ailleurs ne se serait permis d'entrer sans se faire annoncer... Ce n'était nul autre qu'à la fois son garde du corps, son assassin, et son conseiller personnel : le très controversé Zégoran.
Enveloppé dans une robe sombre, qui ne parvenait à dissimuler son aspect cadavérique, Zégoran se dirigeait vers le Roi dans de courtes enjambées silencieuses. Ses longs cheveux noirs, sa peau grise, rappelaient en lui des origines Welliter... mais ses yeux tirant sur le jaune indiquaient qu'il était autre chose.
Zégoran s'approcha du Roi d'un pas mesuré. Il tenait un parchemin dans ses mains.
Sans même se retourner, Nathaeg intima au conseiller de s'exprimer sur un ton manifestant son anxiété :
"Parle !"Zégoran, en dépit de cet ordre, semblait répugner à répondre.
– Sire... finit-il par dire avec hésitation. Cela va se produire.
Nathaeg retint son souffle une fraction de seconde.
– Quand ? demanda-t-il, craignant en même temps la réponse.
– Bientôt, déclara Zégoran. L'obscurité progresse sur tout le continent... Elle nous atteindra dans la soirée ; et demain, Kymberlin sera plongée dans les ténèbres.– Pendant combien de temps ?
– C'est difficile à estimer, Sire... plusieurs jours, sans doute.Nathaeg ne put contenir son inquiétude, son impuissance, face à cette situation.
– Comment est-ce possible ? s'exclama-t-il. Est-ce la fin des temps ? Par tous les Dieux, comment se peut-il que personne n'ait prévu une telle chose !
– Nous l'aurions prévu, si cela n'avait été qu'une éclipse... dit Zégoran, sur un ton d'excuse. Mais il semble n'exister aucun précédent à ce phénomène astronomique.
Nathaeg se retourna vers son Conseiller, pour l'apostropher d'un ton peu amène.
– Six millénaires d'archives, des contingents de savants, et pas la moindre mention de ce phénomène ?
– Les archives royales débutent après la fondation de l'Équilibre, Sire, répondit Zégoran. Elles ne comportent pas d'éléments sur cette... anomalie céleste. Quant aux écrits antérieurs, ils ont été détruits pendant les guerres noires.A ce moment, Zégoran se mit à caresser son parchemin.
– Néanmoins, j'ai trouvé une trace, unique en son genre : il s'agit du psaume de la fondation de l'Équilibre, verset 66.
Nathaeg s'interrompit dans son trouble pour exprimer de la colère.
– Un psaume ?!
Sans relever la défiance de son souverain, Zégoran, d'une voix flûtée, se mit à déclamer les vers :
"Du sommet de la tour, Ils contemplèrent l'agonie des Temps
Et quand la nuit recouvrit le jour, Prononcèrent le Serment"– N'est-il pas là question seulement de « crépuscule » ? s'impatienta Nathaeg.
Zégoran déroula précieusement son parchemin, pour révéler une des rares estampes antiques illustrant l'avènement de l'Équilibre.
Sur cette gravure, ils découvrirent, au sommet de la tour en ruine du palais antique de Pendacétar, les représentants des huit races Edlans, sous la direction du Sage Mars. Numang et son cortège étaient en communion sous un soleil noir, occultant Shaggan dont on ne percevait que le halo externe à la singularité ténébreuse.
L'événement qu'ils constataient aujourd'hui offrait un regard nouveau sur cette estampe sacrée, révélant derrière ce qui aurait pu ne paraître qu'une représentation fantaisiste ou poétique, ce qui semblait être au contraire le témoignage que cet événement avait déjà eu lieu, qui plus est un jour très particulier : le jour où Mars avait fondé l'Équilibre !
Nathaeg sentit son sang refluer dans ses veines à ce constat. La conclusion qui s'imposait à son esprit était plus inquiétante encore que ce qu'il avait soupçonné...
– C'est l'Astre noir des légendes, déclara Zégoran sur un ton sinistre. Celui qu'on appelle l'Astre du changement.
– Existe-t-il réellement ?
– Je le crains, Sire.– Si ce que tu prétends est vrai, souffla Nathaeg, cela signifie que la dernière fois que cet astre noir a occulté Shaggan... c'était le jour de la fondation de l'Équilibre.
VOUS LISEZ
L'Avènement de l'Astre Noir - Les Flammes Eternelles
FantasyDepuis six millénaires, le monde de Kymberlin connaît une ère de paix et de prospérité que l'on croyait pouvoir durer à tout jamais. Mais lorsque l'Astre Noir vient recouvrir Shaggan, en faisant trembler les fondations même de l'Équilibre, les crain...