Terres Australes
Selon les mythes anciens, lorsque les Dieux avaient enfanté Kymberlin, après avoir façonné le monde, ils avaient donné naissance à des créatures lointaines et mystérieuses que certains parfois prenaient pour des divinités. Mais leur seconde création fut celle des êtres mortels : ceux que l'on avait rassemblés sous le nom d'Edlans, et les peuplades primitives surnommées Midlans.
Dans leurs mythes fondateurs, les Güunars n'avaient jamais été les serviteurs ou les esclaves des Edlans. Ils étaient nés en même temps qu'eux et tenaient le même rang. Certes ils ne possédaient pas l'organisation, ni l'intelligence complexe des différentes lignées d'Edlans. Leur langage restait simple et leurs actes modestes. Ils n'avaient pas conquis le monde. Ils n'étaient ni de farouches guerriers ni de glorieux bâtisseurs, encore moins des artistes ou des penseurs. Mais leur culture possédait son propre raffinement, sa propre créativité, dont ils tiraient à la fois leur courage et leur fierté.
La société rudimentaire qu'ils avaient bâti au coeur des étendues les plus inhospitalières de Kymberlin avait su tirer le meilleur de ces contrées. Elle pouvait s'éteindre, comme toutes les sociétés, mais ce n'était pas une pensée que les Güunars étaient en capacité d'éprouver. Peut-être leur doyenne pouvait-elle effleurer ce genre d'inquiétude, fruit d'une conscience élaborée ; les autres la portaient en eux sans la toucher. Face au danger, ils lutteraient jusqu'au bout, se défendraient sans jamais renoncer. Ils se sacrifieraient s'il le fallait, sans l'ombre d'une hésitation. Mais l'innocence persistait dans le moindre de leur acte, ce qui constituait leur force première.
Au lendemain de ce qu'ils appelleraient, pendant de longues générations, la Bataille du Dôme, Shaggan se leva sur le sanctuaire dévasté des Güunars, en le dardant de sa lumière salvatrice.
A l'extérieur, l'édifice se tenait encore bien droit, rien ne menaçait sa structure robuste. Mais il avait été éventré par trois endroits dans de grandes brèches béantes, qui l'avaient livré à la dureté du froid nocturne.
Toute la nuit, les Güunars avaient combattu pour combler ces brèches, sans tenir compte ni de leurs blessures, ni de leurs pertes. Il en allait de leur survie, tant pour faire face à un éventuel retour de l'ennemi, qu'à un tout autre ennemi, mais aussi mortel, qu'était le froid polaire. L'un comme l'autre n'avaient pas d'états d'âme, les Güunars savaient cela. A défaut de connaître le premier, ils étaient nés avec le second.
Ce travail n'était que partiellement achevé au matin, quoique suffisamment pour les protéger ; mais même une fois cette réparation effectuée, le dôme resterait longtemps défiguré par cette agression, avant de pouvoir retrouver son apparence première.
A l'intérieur de leur refuge, les dégâts étaient plus grands encore. Outre les pertes matérielles, colossales - les dégâts subis par certaines colonnes de soutien, les plantations, les constructions... - les pertes les plus précieuses étaient celles des membres de la communauté. Plusieurs dizaines de Güunars avaient trouvé la mort durant les combats nocturnes, parmi lesquelles des enfants, et pas moins de deux femelles, ces dernières constituant une perte plus tragique encore pour la survie de la communauté.
Passé les cris de victoire de la veille, vécue avec une ferveur à la mesure du péril qu'ils avaient affronté, les Güunars avaient dû faire face à ces pertes. Si la nuit avait été placée sous le signe de l'urgence, le matin se trouvait sous les auspices du deuil et des pleurs. Leur dôme n'était plus qu'un triste champ de bataille jonché tant de leurs morts que des débris de glace qui constituaient les corps inertes des Kabbals.
Les pleurs, pourtant, s'estompèrent progressivement. La tristesse demeurait, mais les Güunars possédaient cette force vive, cette résilience naturelle, qui leur donnait la force de se relever même après une chute de cette ampleur. A présent, la communauté entière se dressait pour faire face, comme si la page précédente était déjà tournée.
Quant aux terriens, portant malgré eux la responsabilité du carnage, ils avaient passé toute la nuit aux côtés des membres de la communauté, aidant comme ils pouvaient à combler les brèches, rassembler les corps, et débarrasser les débris de Golems. Ils n'avaient compté ni leur fatigue ni leur ardeur, en mettant de côté tous les questionnements et les craintes qui les hantaient. Ils étaient allés au bout de leurs forces, afin d'honorer le sacrifice de leurs protecteurs.
Cette sensation de responsabilité, les terriens la portaient encore au petit matin, quand bien même aucun des Güunars ne leur adressa le moindre reproche. Pour ces créatures, ce qu'ils venaient de vivre était pareil à une tempête, ce n'était que la fatalité. Les terriens étaient leurs hôtes, le combat de leurs hôtes était leur combat. Ainsi en était-il des manières de penser de cette peuplade évoluée à bien des égards.
Sous les rayons rasants de Shaggan, dans la matinée, on emmena tous les corps des Güunars défunts dans un cimetière de glace situé à quelques centaines de mètres du dôme. Là se trouvaient déjà de nombreux corps, alignés les uns à côté des autres, profondément gelés, ne datant pas de cette nuit, la plupart recouverts d'épaisses couches de neige glacée.
C'était ainsi que les Güunars se séparaient des leurs : ils ne les enterraient pas, la glace le faisait pour eux. Le froid transformait leurs corps allongés en statues, et ils restaient ici jusqu'à ce que l'érosion les emporte, fragment par fragment, dispersant leur poussière au gré des Terres Australes. C'est ainsi que d'après la Doyenne, ils essaimaient leur sagesse sur tout le monde de Kymberlin.
Cette coutume pouvait paraître étrange aux terriens, cependant ils n'en dirent rien. Ils se recueillirent avec respect et tristesse, en même temps que les habitants du dôme. Le froid les figeait comme des statues.
De tous, Keira semblait la plus endeuillée, elle se tenait immobile, transie, incapable de lever le regard. Mais ses compagnons partageaient sa peine, au fond d'eux comme dans leurs actes. Ce matin là, on n'entendit ni les plaintes de Noa, ni l'exaltation fébrile de Karim, ni les remarques intempestives de Tristan, et a fortiori encore moins le calme Mark, qui n'était pas, même en temps normal, le plus expressif d'entre eux.
Quant au dernier des vigiles du clan Archanger encore en vie, Tobias, il restait en retrait derrière le petit groupe, sans davantage s'exprimer. Les récents événements semblaient avoir encore renforcé son caractère taciturne.
Quand approcha la fin de la cérémonie de l'Adieu, un murmure lancinant monta dans la procession, qui à la fois ressemblait à un chant et à une plainte. Une sorte d'hymne propre à ce clan, qui vibrait dans le coeur de chacun, donnant à ce moment toute sa solennité. Des poignées de perles de glace symbolisant les larmes des survivants furent envoyées par dessus les corps duveteux déjà figés des Güunars.
Enfin, lorsque l'hymne se tut, chacun se retourna, d'un en un, pour regagner le dôme, sans même un dernier regard vers le cimetière glacé. Il n'y eut bientôt plus un seul Güunar en ce lieu.
Elkan invita la troupe de terriens à les imiter, ce qu'ils firent. Seule Keira restait prostrée. Mark lui saisit doucement la main et l'entraîna avec lui vers leur refuge de glace.
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L'Avènement de l'Astre Noir - Les Flammes Eternelles
FantastikDepuis six millénaires, le monde de Kymberlin connaît une ère de paix et de prospérité que l'on croyait pouvoir durer à tout jamais. Mais lorsque l'Astre Noir vient recouvrir Shaggan, en faisant trembler les fondations même de l'Équilibre, les crain...