Épilogue - Les Kkans

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Cygollin

L'Astre Noir avait désormais entièrement recouvert Shaggan, plongeant le Haut Palais de Cygollin, ainsi que toute la région, dans une nuit profonde.

Cet endroit n'avait pas toujours été ainsi : glacé et endormi. Autrefois, Cygollin était le berceau d'une civilisation florissante...

Des navires aux voiles tendues sillonnaient les flots argentés du Lac. Des êtres Ailés s'envolaient depuis les tours pointues du palais, planaient haut dans les cieux, survolaient les montagnes, convolaient en voltiges aériennes passionnées. Du monde entier, l'on venait s'abreuver à la source du savoir mystique des maîtres du Haut Palais : voyageurs, prêtres, pèlerins, mages, malades, ou même de simples âmes en quête de vérité. La magie coulait dans les artères de Cygollin comme le sang dans les veines.

L'Équilibre avait mis fin à cette ère. En retirant la magie de Cygollin, la région toute entière avait perdu son âme.

Le Haut Palais avait fini par devenir un lieu hanté, fui par toute personne saine d'esprit. Un lieu où les seuls pensionnaires étaient confiés à l'autorité du Gardien, un personnage antique et solitaire, condamné lui-même à errer entre ces murs. Un lieu dont la seule évocation dérangeait, au point que depuis des siècles, on ne lui amenait même plus de prisonniers, malgré ce rôle qui lui avait été jadis assigné.


Plongé dans l'obscurité de l'Astre Noir, le palais continuait à briller de ses lueurs inquiétantes, au milieu du lac glacé. Il projetait sa clarté blafarde sur cette surface blanche immaculée, que jamais nul ne foulait.

Pourtant, cette nuit là n'était pas une nuit habituelle. L'Astre Noir avait brisé quelque chose, un rouage de l'Équilibre s'était enrayé. En même temps, dans la Geôle la mieux gardée du Palais, une porte s'était ouverte, libérant les six plus dangereux prisonniers qu'il gardait enfermés depuis des éons.

Et ces prisonniers, tout du moins quatre d'entre eux, avaient réussi à défaire leur Gardien.

A présent, l'être antique était enchaîné devant ses vainqueurs. De lourdes chaînes d'Obsidienne entravaient ses membres et son cou. Un bandeau dissimulait ses yeux noirs, dépourvus d'iris. Seules étaient visibles ses blessures, subies lors du combat, dont aucun sang ne coulait, mais qui paraissaient suffisamment vives pour lui infliger de douloureuses souffrances.

Le Gardien, comme ses quatre bourreaux, possédaient le même aspect, tels des jumeaux. Même celle d'entre eux qui était une femme ressemblait vivement à ses frères. A une lointaine époque, ils avaient un nom : on les nommait "les Kkans".

A présent, le Gardien descendait les escaliers de Cygollin, en direction des profondeurs de la citadelle antique. Ses pairs le suivaient, le tenant enchaîné, tout en gardant leurs distances, comme si même dans cet état, ils continuaient à se défier de lui.

  – Je sais ce que vous projetez, dit le gardien en descendant les marches avec lenteur. Votre tentative est vaine. Ma capture ne vous protégera pas contre les forces de l'Équilibre.

  – Tu prétendais que nous ne pourrions te vaincre et tu t'es trompé déjà une fois, rétorqua la femme. Ne crois-tu pas pouvoir te tromper encore ?

  – L'Astre Noir ne restera pas indéfiniment. Sa disparition causera votre perte comme son apparition vous a offert la victoire.

  – Si c'est le cas, pourquoi t'en préoccuper ?


En dépit de la lenteur du prisonnier, ils atteignirent la grande cave de Cygollin. A cet endroit, soutenu par des arches monumentales, brillait une lueur bleutée qui nimbait les parois sinistres et l'architecture ancestrale du lieu.

Les quatre prisonniers et le Gardien enchaîné se présentèrent devant cette source de lumière vacillante.

Là, au milieu de la cave voûtée, se trouvait une structure étonnante. Sur le sol, au lieu de dalles de marbre, ou de pierres taillées, se trouvait cette surface nimbée de lumière bleue. Il s'agissait d'une sorte de damier, suivant les lignes d'un quadrillage imaginaire, qui n'existaient que par d'infimes distinctions de nuances de couleur entre ses différents espaces, symbolisant autant de cases distinctes.

Les cinq Kkans rejoignirent silencieusement les marches permettant d'accéder à cette structure géométrique. Autour d'eux, de nombreuses statues ancestrales assistaient à la scène, comme autant de gardiens impuissants, aux regards vides, aux formes disgracieuses, torturées, figées pour l'éternité.

Les cinq Kkans grimpèrent les marches, et passèrent les Gargouilles, pour gagner le damier aux mille nuances bleutées. Chacun s'avança sur l'une des cases, le gardien au milieu d'eux, toujours enchaîné.

Ils se tinrent là, droits, le regard fixe, chacun sur une case du damier, immobiles et concentrés, durant de longs instants. Leurs yeux d'un noir égal témoignaient d'une profonde volonté malfaisante.

Soudain, dans le même mouvement, ils inclinèrent la tête. Alors leurs silhouettes se remplirent de lumière. Ils brillèrent ainsi pendant une fraction de seconde, puis subitement se désagrégèrent, ne laissant derrière eux qu'une traînée d'étincelles au dessus de la surface lumineuse du Damier.

Ils étaient libres.



L'Avènement de l'Astre Noir - Les Flammes EternellesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant