III. 5.

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Chapitre 5 : Pour les préserver de tout, tu as préféré t'éloigner d'eux

SOFÍA

Quand je jetai la poudre magique de ma tutrice dans le feu de camp, je laissai les autres s'émoustiller par l'effet, car je ne savais pas encore par où j'allais débuter l'histoire. Esteban me lança un regard interrogateur auquel je ne répondis pas : je risquais peut-être de me dégonfler.

— J'avais douze ans, dis-je soudain.

Tous ceux qui étaient encore en train de commenter le tour de prestidigitation scientifique d'Arieta se turent immédiatement, bien trop intrigués par la manière dont j'avais perdu mon œil.

— À cette période, nous travaillions dans une sorte de ferme, à une centaine de kilomètres du Venezuela. Elle était plutôt isolée, mais un chemin menait directement à une grande ville. Ville dans laquelle on pouvait vendre les produits des propriétaires : du lait, des œufs, de la laine... Tout le monde nous appréciait beaucoup, là-bas.

Mon frère fit un geste qui présageait qu'il allait m'interrompre, mais Arieta lui mima de se taire.

— C'est Sofía qui raconte, précisa-t-elle.

— Tu allais parler de pourquoi on nous aimait tant ? demandai-je à Esteban.

Celui-ci branla du chef, il n'avait pas tort, j'avais hésité à aborder le sujet, mais il me le confirmait. C'était nécessaire.

— Comment tu le savais ? se renseigna Mirabel.

— Un truc de jumeaux, dis-je par habitude.

Ce n'était pas tout à fait faux. 'Steban et moi, nous étions profondément liés, bien plus qu'on ne pouvait se l'imaginer parfois. Par exemple, le mal-être pendant ses crises, je les ressentais. Nous demeurions profondément empathiques l'un pour l'autre et, depuis peu, je remarquai que mes propres crises paraissaient l'impacter un peu plus qu'avant. Je poursuivis mon histoire.

— Les vieilles personnes qui tenaient cette ferme avaient une belle-fille charmante, qui avait donné naissance à trois enfants assez jeunes. Malheureusement, cette femme mourut d'un accident pendant son labeur. Son mari, bien que travailleur, n'avait plus vraiment le cœur à son ouvrage. Il était toujours profondément triste et... ailleurs, dans ses souvenirs. Je pense qu'ils espéraient secrètement qu'Arieta pourrait être une mère de remplacement pour les enfants et finisse par se marier avec cet homme. Enfin, moi, ce que j'en dis, c'était qu'elle plaisait beaucoup au fils des fermiers.

Ma tutrice s'étouffa avec un morceau d'orange, nous plaisantâmes un peu sur le sujet. Elle se défendit en disant que cela n'arriverait jamais, puis, je vis l'échange de regards embarrassés entre elle et Bruno. Jamais ? Vraiment ? Ils se dévoraient constamment des yeux, ils se complimentaient sans cesse, sans même le faire exprès. Quand cela arrivait, l'un comme l'autre, ils finissaient par regarder ailleurs, avec un bonus rougissement pour Ari quand on l'évoquait à voix haute.

— Nous étions heureux, dans cet endroit, conclus-je. Je vous assure qu'on ne pouvait pas imaginer plus bel endroit, à ce moment-là. Puis, les premières apparitions sont arrivées. Au début, je ne savais pas du tout de qui il s'agissait, mais cela n'avait pas vraiment d'importance à ce moment de l'histoire. La dame, blonde, ce qui était étrange par chez nous, apparaissait d'abord dans mes rêves.

— C'était toujours le même rêve ? demanda Dolores, prise par l'histoire.

— Oui, enfin... Les premières fois. Je dirais que c'était le même rêve, qu'il racontait une histoire, mais que j'avais la suite une fois de temps en temps. C'était affreusement répétitif, pourtant, je subissais toujours cette même terreur, cette même douleur, c'était... Je ne peux même pas vous décrire comment on se sent. On veut sortir de ce cauchemar, on essaye, on essaye, mais on n'y parvient pas tant que cette chose ne vous l'autorise pas.

Entrelacs Verts ÉmeraudeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant