34 | Une flèche empoisonnée

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🩰 ANABELLA 🩰
Paris.

Sois indifférente.

Je regarde ma montre, puis mon père, puis la nourriture qui ne descend pas de son assiette. Si autrefois Marius venait me voir avec des discussions futiles en se dépêchant de manger pour payer l'addition et partir, voilà qu'aujourd'hui, il ne semble pas pressé. Est-ce parce qu'il est chez moi qu'il est aussi lent ? Je suis impatiente de servir le dessert et d'en finir avec cette comédie. Lui ? Il a à peine entamé sa cuisse de poulet.

Au fond, je suis soulagée de le voir encore près de moi... Une minute de plus me fait du bien, je crois. Même si c'est en partie parce que Devon l'intrigue.

Oui, ce n'est toujours pas toi qui attires son attention, Anabella.

Ma jambe tressaute sous la table et en me rendant compte je stoppe tout mouvement. Ce tic est affreux, elle décrédibilise mon jeu d'actrice.

— Et donc, vous en êtes où dans le projet ? questionne Marius après avoir discuté de la carrière de Devon, de ses parents baignés dans l'art et de son amour pour la peinture à l'huile et le fusain.

Devon avale quelques gorgées de vin avant de s'essuyer la lèvre de sa serviette. Il incarne son rôle à la perfection. Soigné, respectueux, un brin intimidé, il dresse le portrait d'un petit copain ambitieux et prêt à tout pour se faire accepter, au point de laisser mon géniteur lui poser des centaines de questions - qui, par ailleurs, ne me concerne pas. Il feint l'homme timide et amoureux. Mon père apprécie ce qu'il lui raconte si j'en crois ses hochements de tête. Je penche la mienne pour l'analyser. Oui, il est clair qu'il est passionné par les dires de Monsieur Russel. Je suis certaine que ça à un rapport avec la notoriété de Devon et sa famille. Il ne s'intéresse jamais pour aucune raison valable.

Les bruits des couvercles fendent le silence en deux alors que Devon réfléchit à sa réponse. Je regarde son profil, remarque qu'il serre les dents avant qu'il se racle la gorge et incurve ses lèvres d'un sourire charmeur.

— Tout se porte pour le mieux. J'ai fini ma dixième toile, alors je peux dire que mon inspiration n'a jamais été aussi accessible. Je suis satisfait de ce que je réalise et je peux vous dire que ce projet est la meilleure chose qui me soit arrivée depuis ma carrière de peintre.

J'écarquille les yeux. Sa dixième toile ? Il est vraiment inspiré, en effet. Je ne sais pas combien de temps il faut pour peindre une toile, mais je suis quasi sûre que ça nécessite une grosse semaine tout au plus. Devon Russel a fini plusieurs toiles en quelques jours. S'il n'a pas de l'or entre les doigts, alors je ne suis pas Anabella. Devant ma perplexité, Hellnight dévie ses pupilles vers moi et étudie ma réaction en souriant, cette fois-ci, amusé.

— Dixième ? Déjà ? articulé-je en fronçant les sourcils.

Il lève sa main et, de son pouce, efface les plis de mon front. Je me fige devant son contact et il en profite pour passer la pulpe de son doigt sur ma bouche entrouverte sous le regard médusé de Marius.

— Oui, dixième et c'est parce que je t'ai, toi.

Je sais que ça fait partie du script, mais mon Dieu, une chaleur aussi lourde qu'un camion écrase ma poitrine.

— Je doute que ma fille vous soit d'une grande aide. C'est vous l'artiste, c'est vous qui peignez. Anabella ne fait rien d'autre que vous observer au loin.

Je m'immobilise sur ma chaise. Son ricanement résonne et un vide béant prend place dans ma poitrine. Je pince ma bouche, une douleur m'attrapant la gorge.

Ça fait toujours aussi mal.

J'essaye de réguler ma respiration et déglutis. Marius mâche sa viande, pas le moins intéressé par l'impact de ses mots sur moi. Je le fusille du regard, mais au fond, je le supplie d'arrêter. D'arrêter de me blesser autant, d'arrêter de faire comme si je n'étais pas là. Il est la cause de mes cicatrices intérieures, de ma peine solitaire. J'aimerais draper ma tristesse de rage juste un temps pour pouvoir me détacher de l'amour, de l'admiration que je lui porte, mais je n'y arrive pas. Je ne le hais pas assez. Alors, je l'observe, lui qui m'apporte aucune attention, et reste silencieuse.

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