Chapitre 1

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Johannes parcourut les derniers mètres en frissonnant de froid. Si la serrure n'était pas gelée, la clef rencontra cependant quelque résistance et accepta finalement de tourner après trois essais infructueux. Le grincement des gonds révéla toute la vétusté de la porte et Johannes se répéta, pour la centième fois, qu'il devrait la changer au printemps. Avant d'entrer, il leva les yeux vers l'enseigne d'apothicaire suspendue à gauche de la porte. Elle aussi avait besoin d'un rafraîchissement. Les couleurs autrefois vives s'étaient en partie estompées. Mais le symbole de sa profession, un iris enroulé autour d'un calice, restait clairement lisible.

Il poussa la solide porte en chêne, bardée de renforts en fer, et traversa sa boutique, évitant les étagères pleines de potions et les présentoirs d'herbes, puis, sans même attiser les braises qui se consumaient dans l'âtre central, passa devant la porte de son atelier et monta l'escalier en bois menant à sa chambre. Son manteau d'hiver était toujours suspendu à la patère, là où il avait hésité à le prendre, avant de juger que ce contrat ne serait l'affaire que de quelques heures et qu'il serait de retour bien avant la nuit. Son optimisme habituel lui avait encore joué un tour. Les vieilles marches grincèrent sous son poids mais il ignora ces cris de protestation et pénétra dans sa chambre. Il se dirigea directement vers son lit, sortit le poignard de sa ceinture et le posa avec précaution sur son chevet. Il n'avait plus l'énergie suffisante pour l'étudier. Ça attendrait demain.

La pièce était spacieuse et occupait tout l'étage de sa boutique. Meublée d'un lit, d'une grande armoire et d'une cuvette, elle accueillait également un bureau auquel était adjoint une armoire à parchemins, jouxtée de deux coffres en bois. Le plus petit, de couleur marron, était ouvragé à la mode de Misantia et fermait par une serrure complexe dont lui seul connaissait la combinaison. Il était cerclé de renforts en acier car c'est là qu'il rangeait les substances les plus dangereuses et les simples les plus puissants. L'autre coffre contenait ses habits et effets personnels. Sur le bureau trônait une pile de rouleaux à demi ouverts, fruits de ses lectures nocturnes. Une fenêtre donnait sur la rue en contrebas, au-dessus de l'entrée de sa boutique et les pierres apparentes des murs étaient enchâssées dans une couche de mortier récent.

Johannes s'effondra sur son lit et y resta allongé un long moment sur les couvertures défaites, les yeux perdus dans le vide. Une migraine coutumière l'avait gagné peu de temps avant qu'il n'arrive chez lui et n'avait fait que s'intensifier depuis. Bientôt, une douleur lancinante lui paralyserait le cerveau, et le savoir aggravait par avance son humeur déjà bien morose. Heureusement, le paiement serait à la hauteur de la tâche.

Il se souvenait à peine du trajet de retour jusqu'à sa boutique. Seul le froid mordant de l'hiver lui avait insufflé l'énergie nécessaire pour traverser la moitié de la ville avant que le soleil ne se couchât complètement et la plongeât dans l'obscurité. Déjà, les toits de Blacharque projetaient des ombres allongées lorsqu'il s'était engagé dans les rues pavées. Les premières lumières des bougies commençaient à apparaître à travers les vitres ou dans l'interstice des volets en bois mal ajustés. Johannes avait croisé les patrouilles nocturnes du guet, portant les torches chargées d'allumer les braseros qui brilleraient toute la nuit aux principaux carrefours de la ville. De nombreux manoirs et hôtels privés se succédaient dans ce quartier prestigieux. Les bâtisses y possédaient rarement moins de deux étages et les façades ouvragées affichaient un luxe de détails opulents visant à signifier à tous la richesse de son propriétaire. Des motifs floraux ornaient les fenêtres et les linteaux des portes tandis que des stalactites de glace pendaient de la gueule de gargouilles grimaçantes, taillées à l'effigie de quelques animaux fantastiques. Les jardins entourant les bâtisses s'agrémentaient de statues de pierre représentant des hommes et des femmes dont seul un mince tissu leur couvrait le corps. La mode de représenter ainsi ses ancêtres s'était propagée depuis Misantia, la ville aux mille couleurs, et introduite à Blacharque il y a une vingtaine d'années. Les visages étaient sculptés dans une expression grave, voire sinistre, comme s'il eût été un manque de respect de les façonner souriants ou simplement joviaux. Quelle tristesse ! Johannes avait pesté intérieurement contre ces notables qui s'évertuaient à rendre sordides mêmes les beaux quartiers de la ville. Il avait presque regretté que la neige eût cessé de chuter lorsqu'il se trouvait chez son client.

Les rares passants qu'il avait rencontrés se hâtaient dans le froid et tenaient leurs capes fébrilement serrées contre leurs corps. Johannes avait deviné sur leurs atours des motifs argentés et dorés qui jetaient des reflets dans la lumière déclinante. Des éclats de voix derrière lui l'avaient fait se retourner et éviter une bousculade avec un couple. Elle, jeune et pleine de vie, riait à une boutade de son compagnon qui avait décoché un regard courroucé à Johannes au passage, comme s'il le tenait responsable de l'écart qu'ils durent faire pour l'éviter. Puis Johannes avait soudain compris que ses propres habits détonnaient dans ce quartier. Avec cet accoutrement, ils l'avaient immédiatement identifié comme un homme venu vendre ses services et non comme un résident. On peut faire affaire avec le boucher ou le bureaucrate mais ce n'est pas pour autant qu'on l'invite à une réception. Johannes les avait regardé s'éloigner pour les perdre de vue lorsqu'ils bifurquèrent dans une rue perpendiculaire.

Il avait laissé les quartiers aisés derrière lui et s'était engagé dans l'artère principale de la ville, qui menait à la Grand-place. Les riches façades cédaient la place à des maisons plus modestes et l'enduit sur les murs se raréfiait, pour disparaître totalement quelques centaines de mètres plus loin. Les bâtisses accolées ne comptaient jamais plus d'un étage et présentaient un aspect sinistre. Des ruelles s'enfonçaient de part et d'autre dans le cœur de la ville et constituaient un réseau dans lequel il eût été aisé de se perdre. Johannes lui-même en connaissait une bonne partie mais certains endroits lui demeuraient inconnus. En débouchant sur la Grandplace, Johannes avait découvert un lieu fidèle à ses attentes : un vaste espace habituellement vivant et empli du brouhaha familier du marché, mais ce soir silencieux, vide et recouvert d'un manteau de neige s'épaississant. Ce spectacle morne faisait écho à sa lassitude et au sentiment de vide intérieur qui ne le quittait pas depuis une heure.


L'Appel du NécromantOù les histoires vivent. Découvrez maintenant