Johannes avait erré des heures durant de l'Autre Côté. Il s'était perdu dans le dédale souterrain sous le palais puis, lorsqu'enfin il en était sorti, c'était pour découvrir une ville méconnaissable. Si la forteresse était presque tangible, il en allait tout autrement pour les maisons de Blacharque. Elles possédaient un aspect fantomatique et apparaissaient puis disparaissaient sans raison. Le tracé des rues évoluait sans cesse, une demeure pouvait surgir au milieu d'une place, parfois enfoncée dans le sol ou en lévitation. Il avait aperçu quelques spectres et les avait soigneusement évité, prenant parfois un détour pour finalement se perdre totalement. Il avait retrouvé la demeure d'Ilnuir presque par chance. Il s'y était engouffré avant qu'elle ne disparaisse, sans songer à ce qui arriverait si elle s'évanouissait tandis qu'il s'y trouvait. Il avait alors repéré Ilnuir et avait franchi le Voile de nouveau.
— Je ne comprends pas pourquoi je n'ai vu aucun habitant de Blacharque en ville. Ils étaient présents au début dans les souterrains du palais mais peu à peu, ils ont disparu.
— Il y a quelques années, à l'Académie, j'ai lu le récit d'un Nécromant qui avait franchi le Voile comme toi. Mais à l'aide d'un rituel accompli par une cabale. Il était resté plusieurs heures de l'Autre Côté et avait fait le même constat : la perception des vivants s'estompait progressivement. Il émettait l'hypothèse qu'en demeurant de l'Autre Côté, royaume de la mort, on s'éloignait du monde des vivants jusqu'à ne plus le percevoir. Ou ne plus pouvoir rentrer.
Johannes médita la réponse mais Ilnuir reprit rapidement :
— Tu as non seulement tué un Magister mais tu as aussi aspiré son énergie. Bien que je comprenne pourquoi tu l'as fait, je n'approuve pas. Maintenant, tous les Magisters vont se mettre à ta poursuite et ne connaîtront de répit tant que tu seras en vie. La mort de l'un des leurs va leur rappeler qu'ils ne sont pas invincibles et ça ne va pas leur plaire. Si le meurtre s'ébruite, et surtout par la main d'un jeune mage, aussi doué sois-tu, ils perdront une partie de leur influence et ils ne peuvent se le permettre. Sans oublier que tu as franchi le Voile seul et que tu possèdes une arme provenant de l'Autre Côté. Tu es à la fois une menace, un renégat et une source d'étude pour les Magisters. Et je ne sais pas lequel des trois est le pire...
— Je ne l'ai pas fait seul. Arwald m'a aidé. Mais les Magisters ne sont pas ma préoccupation principale, aussi fou que cela puise paraître. Depuis les égouts, je me rappelle de choses que je n'ai pas vécues. Les souvenirs d'Arwald se mêlent aux miens, petit à petit. Et il m'arrive de perdre le contrôle de moi-même, comme lors de l'interrogatoire ou chez Isabella. Et à chaque fois, je tue. Je vais devenir fou avant que les Magisters ne me rattrapent. Et d'après ce que tu me dis, la mort est plus enviable que tomber vivant entre leurs mains.
— Non, tu ne deviendras pas fou.
— Comment le sais-tu ? Connais-tu un moyen de chasser Arwald ? Il y a des secrets bien gardés à l'Académie.
— A ma connaissance, celui-là n'en fait pas partie. Et crois-moi, j'ai passé davantage de temps à fouiller dans les manuscrits de Nécromancie que quiconque. S'il existe, il est sous bonne garde. Mais j'ai mieux qu'un écrit poussiéreux à te proposer. Du moins, je l'espère. As-tu entendu parler d'Elias? Visiblement, non. Elias était un Nécromant réputé avec qui j'ai étudié à l'Académie. Un homme vraiment brillant. Mais il y a presque quarante ans, il a accompli un exorcisme qui s'est mal terminé. Il avait sous-estimé la force du spectre et il lui est arrivé une chose étrange, assez similaire à ce que tu vis. Il a absorbé le revenant. C'est le mot qu'il a lui-même utilisé pour décrire au mieux ce qui s'était passé.
— Et combien de temps a-t-il survécu avant de devenir fou ?
— Presque quarante ans.
— Tu veux dire qu'il...
— ... est encore en vie, aux dernières nouvelles. Il n'a plus pratiqué le moindre exorcisme depuis et n'a parlé de son expérience qu'à une poignée de proches, des gens en qui il avait une confiance absolue. Il ne voulait pas attirer l'attention des Magisters, tu t'en doutes. Je suis la dernière personne en vie parmi ses amis. Il nous écrivait régulièrement. Chacun d'entre nous attendait ses lettres avec impatience et nous partagions parfois nos réflexions à propos de ses écrits. Puis ce furent davantage des inquiétudes que des réflexions. Nous décidâmes alors que l'un d'entre nous devait lui rendre visite à Arkos. J'y allai car j'étais le plus proche. Mais je trouvai sa maison vide et abandonnée depuis plusieurs semaines, soit quelque temps après sa dernière lettre. Ses voisins n'avaient aucune idée d'où il avait pu partir. Il était là un soir puis le lendemain matin, il s'était volatilisé, sans laisser la moindre trace. Je ne pratiquais malheureusement pas encore la Divination à cette époque, sinon j'aurais pu le chercher. Nous avons tous pensé qu'il était devenu fou, vu le contenu de ses dernières lettres, où il évoquait des choses qu'il ne pouvait connaître et parlait de souvenirs que nous savions ne pas lui appartenir. Nous le supposions donc mort lorsque près de deux ans plus tard, nous avons tous reçu une lettre de sa part. Il nous disait simplement qu'il était de retour chez lui et nous demandait de ne pas l'interroger sur les deux années qui venaient de s'écouler. Le ton de la lettre était triste mais ne dénotait aucune folie. Nous nous sommes revus à plusieurs reprises depuis et nous échangeons toujours, quoique plus rarement avec l'âge. Il s'est vraisemblablement débarrassé du spectre durant son absence, mais j'ignore comment.
— Il réside toujours à Arkos ?
— Oui. Il n'en est plus jamais parti. Je vais t'écrire une lettre que tu lui remettras de ma part. Si je la lui envoie, je crains qu'il ne s'enfuie. Je préfère ne pas lui laisser le choix. Même s'il peut toujours refuser de t'aider, mais ça me surprendrait de sa part. Va préparer un sac avec des affaires pour ton voyage. Il doit en rester un dans la cave. Il y a des vêtements et des manteaux de voyage dans les coffres à l'étage, tu en trouveras bien un à ta taille. Prend ce que tu veux, je n'en aurai plus besoin. Nous irons acheter des provisions au marché. Je doute que les soldats du Magisters nous y cherchent.
— Mais...
— Fais ce que je te dis ! Aucun d'entre nous ne reviendra à Blacharque, ce serait trop risqué.
Ilnuir ouvrit un secrétaire d'où il extirpa du papier, une plume et un encrier. Johannes le regarda un instant puis obéit à son mentor. Une fois au sous-sol, il trouva un havresac sur une étagère. Assez grand pour contenir les victuailles pour un long voyage mais pas trop encombrant non plus. Il allait remonter lorsque son regard se posa sur une sacoche familière. Il s'agissait de la sienne, que les serviteurs d'Ilnuir avaient visiblement récupérée après l'explosion. Il l'ouvrit avec précipitation et constata avec joie qu'elle était pleine d'herbes séchées, entassée pêle-mêle. Certaines étaient encore emballées dans du tissu. Le sourire aux lèvres, il passa la bandoulière autour de son cou et se dirigea vers l'étage, à la recherche de vêtements. Au passage, il avisa sur un casier une bouteille de vin qu'il glissa dans son sac. Le voyage s'annonçait long et son propriétaire s'était montré formel, il n'en aurait plus besoin.
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L'Appel du Nécromant
FantasíaDans la cité médiévale de Blacharque, Johannes mène une vie paisible en vendant ses services d'exorciste aux Seigneurs Marchands de la ville. Rompu aux Arts Occultes, il cherche à asseoir sa réputation auprès de ces puissants notables. Convié à une...